Jean-Durosier Desrivières : Parlez-nous du rôle que vous avez joué dans la commission, dirigée par Régis Debray, qui se penchait sur les relations franco-haïtiennes au mois de janvier de cette année (2004).
Marcel Dorigny : La commission était composée d’une dizaine de personnes, chacun ayant plus ou moins une spécialité : il y avait des diplomates, des économistes, des financiers, il y avait quelqu’un qui était plutôt anthropologue, Gérard Barthélemy, et puis deux historiens, Myriam Cottias et moi. J’étais l’un des deux historiens de la commission, dans la mesure où l’on ne peut pas faire abstraction de l’Histoire, pour comprendre, expliquer et puis essayer d’améliorer les relations entre la France et Haïti. C’est une relation compliquée, qui ne s’explique, qui ne se comprend – si elle se comprend – que par l’Histoire. L’histoire particulière de la naissance d’Haïti à partir d’une colonie française, de la langue française, de la difficulté que la France a eue, pendant très longtemps, à accepter l’indépendance d’Haïti. Cela a été long.
J.D.D. : Connaissez-vous assez bien ou très bien Haïti, au point de pouvoir vous faire une idée exacte de ce qui se passe actuellement dans ce pays ?
M. D. : Je crois pouvoir dire que je connais bien l’histoire de la naissance d’Haïti, l’histoire des origines d’Haïti, le passage de la colonie de Saint-Domingue à l’Etat indépendant d’Haïti. Je connais bien les premières décennies de l’histoire d’Haïti. Quant à dire que je connais bien ou très bien l’Haïti d’aujourd’hui, ce serait aller un peu vite. J’ai eu l’occasion d’y aller à plusieurs reprises, je connais beaucoup d’haïtiens, j’ai très lu tout ce qui se passait ces dernières années sur Haïti depuis la chute de Duvalier. Mais qui peut prétendre connaître vraiment Haïti sans y avoir vécu dans la durée. Et encore ! C’est une vie extrêmement compliquée. Chaque membre dans cette commission avait son rôle, et le mien en tant qu’historien, c’était plutôt d’éclairer le passé. Enfin, d’éclairer le présent à la lumière de l’Histoire compliquée. La situation actuelle, évidemment, ne nous est pas pour autant inconnue.
J.D.D. : Dans le Rapport Debray, l’on reproche « un trop de mémoire » à Haïti et « un pas assez » à la France. Laquelle attitude, dans ce cas, vous paraît plus critiquable ?
M. D. : Peut-être les deux. Parce que quand il est dit quelque part dans le Rapport, plusieurs fois, sous des formes différentes, que Haïti a un peu – je ne sais pas si on peut dire le défaut (silence), mais le penchant de vivre sur son passé, de vivre sur son histoire et de revivre un peu en boucle son passé, c’est un blocage. Un blocage, dans la mesure où Haïti se réfère sans arrêt dans la mémoire collective, dans les discours, dans toute la propagande officielle, les manuels scolaires, à ses origines, à l’abolition de l’esclavage, à l’indépendance, etc. Ce pays se vit perpétuellement comme un Etat exceptionnel, un Etat unique. Ce qui est vrai historiquement. Mais il y a un problème évidemment à un moment donné : il faudrait dépasser ce poids du passé et entrer dans le présent, dans la modernité. Et on a l’impression qu’une partie de la population haïtienne ne le fait pas. Voilà pourquoi ça a été dit. Un trop plein de mémoire certes, l’on ressasse sans arrêt un passé glorieux qui empêche peut-être de voir le présent qui est extrêmement difficile. Et un présent qui remonte aux années 50. Ce n’est pas une situation récente, nouvelle. Haïti n’était pas dans une situation aussi difficile dans les années 30, 40 ; il y a eu une dégradation depuis une quarantaine d’années au moins. Quant à la France, il y a un oubli de mémoire, mais c’est un oubli pour Haïti. Parce que la France, elle aussi, elle a parfois un excès de mémoire. Puisque la France, c’est un pays où l’on n’arrête pas de commémorer. C’est le pays des commémorations à répétition : on fête les anniversaires, les centenaires, les bicentenaires, des grands hommes, des grands événements, des révolutions, des guerres perdues, des guerres gagnées, etc. Et l’on met de côté ce qui dérange. Par rapport à Haïti, il y a un oubli collectif qui fait que aujourd’hui vous demandez dans la rue, au hasard comme ça en France : « Haïti, c’est quoi ? » très peu de gens sauront vous répondre quelque chose d’intelligible, de précis, quand ils ne confondront pas avec Tahiti.
J.D.D. : Votre opinion sur l’actualité politique haïtienne, depuis le départ forcé d’Aristide ?
M. D. : Tant que nous soyons informés – ce qui n’est pas toujours facile. Je ne suis pas retourné en Haïti depuis cette époque-là [février-septembre 2004]. On suit l’actualité à travers les médias français, à travers les journaux, l’on reçoit des informations évidemment par internet. J’ai l’impression, depuis le renversement du président Aristide dans des conditions que l’on peut discuter, la situation s’est améliorée : il y a eu un rapport de la commission de l’ONU et des Droits de l’Homme qui a été positif. Le rapport a montré que les grands problèmes avaient, en partie, disparus : liberté d’expression, violences policières et politiques de toutes sortes ; mais que les problèmes du passé n’avaient pas été élucidés. On n’a toujours pas réglé les problèmes des assassinats qui ont eu lieu : cela reste en suspens. La police est en cours de rénovation. Quant au plan politique lui-même, l’impression que j’ai, c’est que l’aide internationale qui a été promise arrive très, très lentement ; que le gouvernement actuel a des projets mais il n’a pas beaucoup de moyens ; que, à l’arrière plan, il y a une menace toujours de violence dans la rue, dans la mesure où les bandes armées n’ont pas été désarmées. Ce qu’on appelle les « chimères », ils n’ont pas été désarmés : personne n’est allée chercher leurs armes, et ce sont des armes lourdes parfois. Et on l’a vu récemment avec l’incident concernant le ministre français – à mon avis, c’était une grande maladresse de sa part, peut-être. Mais c’est le reflet aussi d’une situation réelle : dans certains quartiers de Port-au-Prince, une partie de la population est armée. Donc je ne sais pas ce que vont donner les élections l’année prochaine, puisqu’elles vont avoir lieu. Dans quelles conditions ? je ne sais pas encore. Mais la situation reste, à mon avis, très dangereuse.
J.D.D. : Pensez-vous que Aristide était un véritable obstacle à l’établissement de la démocratie, d’un Etat de droit en Haïti ? Les puissances étrangères, particulièrement la France et les USA, qui ont beaucoup d’influence sur la politique haïtienne, ne pouvaient-elles pas avec l’aide de l’opposition neutraliser son pouvoir ?
M. D. : Moi, je suis observateur, je n’ai pas d’informations secrètes. Loin delà ! Mais ce que j’ai pu observer, c’est que les Etats-Unis et la France, au moins la France, à Paris – l’ambassade de France à Port-au-Prince, c’est peut-être différent, mais la France a joué la carte Aristide jusqu’au bout. C’était clair que l’on ne voulait pas renverser Aristide par peur du vide. L’idée, c’est qu’il n’y avait pas d’alternative, il n’y avait pas un chef politique incontesté, un leader incontesté de l’opposition. Il y avait la Convergence démocratique, il y avait le groupe des 184, mais aucun professionnel de la politique n’émergeait. Jusqu’au bout il y a eu des tentatives d’imposer en quelques sortes un compromis. Puisque l’Eglise avait servi d’intermédiaire entre les diplomaties étrangères et le président Aristide pour poser des conditions. D’après ce que l’on a pu voir, Aristide avait – Etait-ce une apparence ou une réalité ? On ne le saura jamais ! – accepté les propositions qui ont été faites par les négociateurs internationaux. L’opposition – les oppositions faudrait-il dire – a tout refusé. L’opposition a considéré que toute discussion avec Aristide était impossible. Et que s’il y avait un compromis avec un nouveau gouvernement, tant que le président serait là, compte tenu de la constitution et des pratiques haïtiennes, où c’est le président qui décide de tout, c’était impossible. Il y a eu un refus catégorique de l’opposition qui a considéré qu’elle ne pourrait accéder au pouvoir qu’une fois Aristide parti. Je crois que là, compte tenu de la montée de la violence, de la conquête intérieure du pays par les troupes armées venues du nord, de Saint-Domingue, avec peut-être l’appui des services américains, c’est ce qu’on dit, la chute d’Aristide était inscrite dans l’histoire immédiate, très, très rapide. Fallait-il le pousser dehors, comme ça a été fait par l’intervention étrangère, ou le laisser se faire tuer dans son palais, aujourd’hui on ne sait rien. Je ne sais pas ce qui serait passé s’il n’avait pas été expulsé au petit matin et mis dans un avion, semble-t-il de force, bien qu’il ait signé sa démission sous la pression des ambassadeurs ; serait-il encore vivant aujourd’hui, je ne le crois pas. Je crois que l’opposition armée voulait sa peau, malgré toutes les proclamations contraires qui avaient été faites. Après tout, est-ce qu’il fallait le sauver malgré lui : je n’ai pas d’avis.
J.D.D. : Avez-vous le sentiment qu’on est, en Haïti, sur la voie d’une sortie de crise ?
M. D. : Sur la voie, oui. A quelle distance de la sortie, c’est difficile à dire. Le départ d’Aristide et l’arrivée tout de même de forces internationales, qui maintenant ne sont plus occidentales – occidental au sens un peu ancien du mot – puisque maintenant, ce sont des brésiliens, des chiliens, des canadiens qui sont restés. Les américains et les français sont partis ; sauf quelques troupes symboliques, pour protéger les ambassades, mais le gros des troupes est reparti. Le relais a été pris par d’autres pays. Il semble, pour la première fois d’ailleurs, que le Brésil, le chili s’intéressent aux affaires haïtiennes, c’est nouveau. Il semble qu’il y a un semblant de retour à l’ordre.
J.D.D. : La question est de savoir qui continue à tirer réellement les ficelles ?
M. D. : Qui tire les ficelles ? je ne sais pas. Mais les Américains ont toujours un regard sur Haïti. Pas tellement parce que Haïti les intéresse en tant que tel. Je crois que ça ne les intéresse guère. Mais ils ont peur de troubles graves en Haïti qui jetteraient sur les côtes de Floride des milliers de réfugiés dont ils ne veulent pas, parce qu’il y en a déjà beaucoup. Quant à la France, elle n’a probablement pas beaucoup de moyens d’agir dans ce pays, face aux Américains qui considère que c’est une chasse gardée. C’est peut-être vrai de dire que la France, au titre de son passé – des relations historiques entre les deux pays, des liens culturels qui sont très forts, puisque les haïtiens sont francophones, des artistes haïtiens, des écrivains, des cinéastes, etc. vivent en France, s’expriment en français, diffusent leurs œuvres en France, plus qu’ailleurs ! sauf les peintres qui sont très présents aux Etats-Unis – la France a envie certainement de jouer un rôle qu’elle a joué dans les années 50 en Haïti, au plan culturel, intellectuel. Ce rôle a beaucoup reculé aujourd’hui. Haïti est un pays, peut-être, en voie d’américanisation.
J.D.D. : La France, se soucie-t-elle réellement du destin d’Haïti ?
M. D. : Ça dépend de qui en France. Le gouvernement français, le pouvoir politique actuel, en France, a été – de façon très surprenante d’ailleurs – très sensibilisé à l’affaire Aristide, enfin à la situation en Haïti, dans les deux dernières années… Le président de la République lui-même – j’ignorais sa connaissance d’Haïti : je crois qu’il n’en avait pas, il l’a découverte un peu sur le tard…
J.D.D. : C’est ponctuel tout cela…
M. D. : Dans la durée, il y a évidemment, au niveau le plus haut de l’Etat en France, des gens qui sont un peu conscients quand même, qui ont un intérêt à un Etat francophone de cette importance en Amérique qui est en train de sombrer. Et personne ne voudrait voir cette société se dégrader encore plus, cette misère effrayante s’accélérer encore. De ce point de vue là, oui. Pour le reste, la grande politique avec un grand « G » et un grand « P », Haïti est depuis 1915 dans la sphère américaine. La France gère les Antilles (Martinique, Guadeloupe) et a un petit peu laissé Haïti…
J.D.D. : D’après vous, les propositions du Rapport Debray, sont-elles suffisantes ?
M. D. : Certainement pas. On peut toujours proposer plus. Mais si ces propositions-là, au moins trois quarts d’entre elles, étaient réalisées, entraient dans les faits, il y aurait de gros, gros progrès dans les relations franco-haïtiennes et il y aurait une amélioration aux problèmes de la situation en Haïti. Puisqu’il y a des projets via l’union européenne pour le réseau routier, pour l’électricité, pour l’éducation bien entendu. La France est plutôt très expérimentée dans ce domaine, mais ça n’a pas toujours fonctionné. Il y a le projet de reconstruction de l’Institut Français qui a été un lieu de toute première importance pour la culture haïtienne et franco-haïtienne. Il y a le problème de la dette, mais je crois que l’affaire de la dette est réglée, je crois que la dette a été effacée, si je suis bien informé récemment. Puisque l’union européenne reprend ses financements en faveur d’Haïti. Ce qui avait suspendu, en raison du retard des paiements depuis très longtemps, environ cinq ou six ans. Je crois que cet aspect-là est en train de se régler. Pour le reste, c’est très lent. Les propositions sont-elles suffisantes ? On peut toujours en ajouter d’autres. Mais appliquons déjà celles-là, dans les cinq ans, dans les dix ans à venir. Ce serait déjà bien.
J.D.D. : Vos vœux pour ce pays qui, paraît-il, vous tient à cœur ?
M. D. : Je souhaiterais qu’Haïti connaisse une stabilité politique, sociale ; que l’économie démarre, on ne peut pas dire redémarre, parce que, a-t-elle déjà démarré ? Qu’il y ait des emplois, qu’il y ait du travail, que l’agriculture sorte de cette stagnation qui fait qu’aujourd’hui Haïti n’est pas autosuffisant sur le plan alimentaire. C’est une contradiction invraisemblable, puisque il y a une richesse agricole potentielle en Haïti. Mais le système agraire actuel correspond à ce qui était, en gros, la situation des années 1920 ou d’avant la Guerre de 14, pour une population qui était sans commune mesure avec aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a huit millions d’habitants en Haïti : deux millions à Port-au-Prince. Comment nourrir cette population avec le système agraire qui existe ?
[1] Régis Debray, Haïti et la France, Rapport à Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, Paris, La Table Ronde, 2004.