Entretien avec Arnold Antonin
Par Jean Marie Théodat
Novembre 2013
Par Jean Marie Théodat
Pour accéder à l’antre où il reçoit, il faut survivre à la cohue du boulevard, et tourner deux fois sur sa droite dans un étroit couloir, et supporter les lèchements appuyés d’un sympathique pataud noir des Pyrénées, pour voir Arnold Antonin calé derrière son bureau. A la fois lieu de travail et lieu de repli, c’est le laboratoire où se fabriquent les images les plus fascinantes de la scène cinématographique haïtienne. Je m’avise qu’avec sa barbichette et ses lunettes d’intellectuel, il a la même bobine que Trotsky dans son exil mexicain, entouré de ses livres. Comme par un tropisme à la fois géographique et social, le centre Pétion-Bolivar, dont Arnold Antonin est le directeur, autrefois situé à Pétion-Ville, a glissé pour ainsi dire à Delmas, dans un quartier devenu populaire et animé après avoir été l’un des plus huppés de la capitale.
Le boulevard, autrefois appelé autoroute et qui mettait le centre ville à un tour de tap-tap des lointains faubourgs de Delmas et de Musseau, dix minutes tout au plus, est devenu une rue. Aujourd’hui, le quartier a bien changé. L’autoroute de Delmas est soit congestionnée en permanence par une cohorte de véhicules de tout genre qui en rendent le parcours pénible, soit transformé en hachoir par un trafic fluide et périlleux pour qui n’a pas l’agilité suffisante pour se glisser sans encombre entre les tap-taps et les camions qui déboulent parfois tout à trac sur le trottoir pour se frayer un raccourci parmi les piétons.
D’une adresse à l’autre, la préoccupation du cinéaste n’aura pourtant jamais changé : témoigner en faveur du vivant et, par la caméra, donner la parole et une image à ceux que l’histoire laisse trop souvent dans l’oubli. Documentariste éprouvé, Arnold Antonin ne répugne pas à passer à la fiction comme à un artifice artistique et intellectuel commode. Je l’interpelle d’abord sur cette ambivalence. Sa justification fuse alors comme un éclair : il n’y a pas de limite bien définie entre le réel et la fiction qui fait partie du réel, et le réel est parfois si merveilleux que cela confine à de la fiction. Je comprends que pour mettre en lumière un certain aspect du réel où les intrigues à débrouiller sont très complexes, il faut le travail d’un acteur, pour fouiller plus avant le terreau du réel, avec une intensité du propos qu’un travail de terrain filmé ne garantit pas.
Une fois bu le café d’usage, en guise de bon accueil, je rabats mes ambitions à des questions plus terre à terre, laissant tout de suite le propos prendre son envol, dans mon silence plein de respect pour l’œuvre accomplie. « Quand, comment, pourquoi, d’où, filmez-vous ? » Je lui rappelle que j’ai déjà eu une causerie du même genre avec des romanciers tels que Kettly Mars, Gary Victor et Evelyne Trouillot. L’idée est de tenir un dialogue centré sur le métier, sur l’atelier, le processus à l’œuvre dans l’acte de créer. Il se plie à ce format de bonne grâce et tout en actionnant le bouton de mon enregistreur, je l’écoute me dire :
"Je suis toujours en train de travailler sur plusieurs projets à la fois et j’ai des cartons débordants de papiers et de notes prises, en vue d’autres chantiers. Je m’efforce de tout faire avancer en même temps, sans rien négliger, car un projet en nourrit un autre. Les œuvres communiquent de façon souterraine. Lorsque je suis en train de monter un film par exemple, en même temps j´ai d´autres films en tête que je m’étais proposé de faire bien avant mais qui sont là dans une liste que j´ai dressée. Mais je ne sais pas quand je ferai ces films-là. je travaille un peu comme ça."
JMT : Qu´est ce que tu fais le reste du temps ?
AA : Le reste du temps je m´occupe de mon « forum libre du jeudi » un rendez-vous mensuel qui demande beaucoup de préparation et de concentration. La lecture des ouvrages des auteurs invités, le recensement de la littérature sur le thème abordé, tout ça prend du temps ainsi que mon travail avec des organisations sociales et de la société civile . J’ai beaucoup travaillé dans l’enseignement aussi. Quand j’étais président de l’Association haïtienne des cinéastes j’y consacrais une grande partie de mon temps. Mais filmer est plus qu’un devoir de cinéaste, plus qu’une nécessité je crois qu’il est devenu la condition même de ma survie psychologique dans le pays. Cependant quand il y a un problème national que j´estime être très important pour moi ou pour la société et qui m’interpelle particulièrement je me lance. Il en a été ainsi pour les enlèvements presqu’en masse qui avaient lieu en Haïti. j’ai voulu montrer le décalage grandissant entre ce pays né de la lutte contre l´esclavage et celui où l’on tentait avec les kidnapping de rétablir une nouvelle forme de traite en échangeant contre de l’argent des êtres humains, la plupart du temps des pauvres travailleurs des quartiers populaires.. Cela m´a révolté et tout de suite je me suis lancé avec d’autres compatriotes dans une bataille de tous les jours pour en finir avec ce fléau.
J’ai été sensible également à la cause de l´environnement, à la question des Droits de l´Homme, et à un certain moment j´étais même engagé dans la création d´un parti politique. Un vrai parti politique, implanté dans le pays, enraciné dans les milieux populaires haïtiens, les paysans et qui puisse à un certain moment les représenter et donc avoir la force nécessaire pour imposer une ligne politique en faveur de la construction d’un vrai Etat de droit et de développement. Finalement cela n´a pas pu se faire pour des tas de raisons que je n’évoquerai pas ici.
J’assume donc mes devoirs de citoyen et mon cinéma est un cinéma branché sur la lutte politique et sur l´engagement social, culturel et esthétique des citoyens. Personnellement, j´estime qu´il est impossible dans un pays comme le nôtre de vouloir faire du cinéma rien qu´une activité artistique ou commerciale. La politique, au sens large du terme, est en toute chose. Certains l’assument clairement et leur œuvre s’en ressent. D’autres l’occultent et ne font que décorer le réel, glisser sur la surface des choses, sans jamais les pénétrer réellement et aller au fond des choses. Evidemment la lutte pour le changement peut se faire par différents moyens et sur différents fronts. Je comprends parfaitement quelqu’un qui dise : mon front est le cinéma et c’est là que je mène ma lutte.
Pour revenir à ta question voilà pourquoi je fais du cinéma et un peu comment je le fais mais pour être plus précis. Sur le comment je peux dire que tous mes films s’appuient sur une solide recherche et qu’à part cela je suis la démarche que fait tout le monde dans la pré production, la production et la post-production du point de vue du réalisateur mais aussi du point de vue du producteur puisque j’assume ces deux fonctions. J’écris toujours mes scénari et mes narrations pour les documentaires ainsi que pour les courts de fiction. Je n’aime pas les narrations soporifiques mais je crois que dans le documentaire la narration a une place en elle-même comme les dialogues dans la fiction. Le cinéma est images et sons. Mais pour mes longs métrages de fiction j’ai toujours travaillé sur des scénari de Gary Victor. Mais J’improvise beaucoup pendant les tournages de fiction sûrement à cause de mes habitudes de documentariste.
J’ai fait mon premier film en 1974 en me disant que c’était une aberration de vouloir s’adresser au peuple haïtien avec autant d’analphabètes seulement avec des textes écrits. Je dois dire que j’ai été toujours un cinéphile et ai fréquenté beaucoup les ciné-clubs en Europe en croyant à la puissance de l’audio visuel comme véhicule de transmission de valeurs et de beauté.
JMT : Comment vois-tu le cinéma haïtien ?
AA : J’ai l’impression d’avoir assisté à un âge d’or du cinéma haïtien qui n’aura peut-être pas de suite. Dans les années 2000, on a assisté à l’éclosion d’un cinéma très prometteur. Les Haïtiens découvraient pour la première fois l’immense plaisir de se voir à l’image tels qu’en eux-mêmes ! C’était formidable. Tout le monde voulait faire du cinéma et les gens se rendaient dans les salles qui ne désemplissaient pas. C’était avant l’explosion de l’insécurité chronique qui a provoqué la désertion des salles du centre-ville et l’étouffement dans l’œuf d’un mouvement de création sans précédent dans les annales du cinéma national. Donc, finalement l´environnement politique, l´insécurité grandissante, le dérapage dans le piratage des oeuvres, ont eu raison de cet effort méritoire. Aujourd’hui il n’y a plus qu’une seule salle de projection encore ouverte au public, et c’est au Cap-Haïtien, toutes les autres ont fermé leurs portes. Donc les jeunes auteurs ont cessé toute activité .
Je pense à un auteur comme Richard Sénéchal, par exemple, et il n’est pas le seul. La réflexion sur la matière sociale est une exigence que nous partageons.
Filmer c´est faire un travail d´archéologie visuelle, il s’agit rien moins que de recueillir cette mémoire qui ne laisse aucune trace. Tu dois prendre les pièces éparses et essayer de les attacher et de faire ce travail qui est la sauvegarde de la mémoire de ce pays, mais également de notre mémoire individuelle.
Donc c´est un petit peu pour ne pas mourir qu´on fait du cinéma, qu´on essaie de sauver cette mémoire. En plus de cela quand moi j´étais un militant politique j´ai vu mourir des gens pour un idéal. Je fais du cinéma aussi par fidélité à la mémoire de tous ceux qui sont morts et qui n´ont pas vu leur rêve se réaliser. Leur rêve d´un pays où il fait bon de vivre et où l´on pourrait être relativement heureux. Ces engagements passés me stimulent à faire le genre de cinéma que je fais ici.
JMT : Tu n’as jamais pensé à repartir pour l’étranger ?
AA : J´aurais pu faire du cinéma à l´étranger évidemment puisqu´à l´étranger on a beaucoup plus de facilités. Je viens de voir un documentaire fait par Martin Scorsese sur les Rolling Stones. Quand tu vois qui il a eu comme directeur de photographie, qui il a eu à la caméra et qui il a eu au son, je me dis que c´est beau de pouvoir faire un film dans de telles conditions : les meilleurs techniciens de la planète ! Si je pouvais faire le mien avec des techniciens de ce niveau ce serait extraordinaire.
Mais, moi j’ai choisi de faire mon cinéma en Haïti, avec les moyens du bord, avec les techniciens de la place. J’ai obtenu une reconnaissance tant sur le plan international que sur le plan national, peut être au-delà de mes attentes. C´est bien grâce à tous ceux qui ont travaillé avec moi aussi.
En Haïti il y a des jeunes, qui, malgré les limites (il n´y a pas une vraie école du cinéma, pas une formation technique spécialisée) font des miracles. Je suis très content des caméramans, des monteurs avec lesquels j´ai travaillé. Avec Jimmy Jean-Louis, Ricardo Lefèvre, avec Réginald Lubin ,avec Gessica Généus, Manfred Marcelin, Riché Kenskoff, Brunache Zephir j’ai connu des moments de créativité partagée. Les acteurs ont beaucoup de talent et dans n´importe quel autre pays ils auraient eu un autre statut, une autre forme de reconnaissance. En même temps ils auraient pu vivre de ce métier.
Dans tous les pays du monde vivre de ce métier, c´est très difficile et très rare Mais en Haïti, c’est presqu’impossible. Ce n’est donc pas pour ça qu´on fait du cinéma, pour devenir célèbre, pour gagner beaucoup d´argent. On fait du cinéma parce qu´on a des choses à dire et parce qu’on sent qu´on ne peut les dire comme on voudrait qu’avec des images et du son,. Mais choisir de faire ce cinéma en Haïti ou dans un autre pays ce n´est pas la même chose.
Moi le cinéma que je fais est un cinéma minimaliste avec des moyens techniques très limités, je ne me fais pas d´illusion sur la qualité technique mais avec nos faibles moyens nous faisons des choses qui représentent dignement le cinéma et dignement Haïti. Je fais des films sur la réalité haïtienne, mais qui donnent une autre image du pays, pas une image carte postale ni une image misérabiliste.
Quand en mars 86, j’ai coupé les ponts et suis rentré en Haïti du Vénézuela je préparais un film sur Bolivar en Haïti au budget de deux millions de dollars que j’avais de fortes chances de faire. Mais j’ai fait le choix de rentrer chez moi où j’ai commencé à faire des films en vidéo, ce qui me semblait une aberration alors, avec des budgets de dix mille dollars et moins.
JMT : Comment es-tu devenu cinéaste ?
AA : J’ai commencé à faire du cinéma en Europe, en Italie, en France et puis après au Venezuela. J´ai pu me lier à d´autres artistes, d´autres cinéastes surtout des latinos américains qui ont une grande influence évidemment sur mon cinéma puisque j´ai participé au premier festival du nouveau cinéma latino américain à la Havane, à la rencontre du cinéma de Mérida et pendant les dix ans que j´ai passés au Venezuela j´ai connu des tas de cinéastes qui sont restés mes amis et avec lesquels je suis encore lié. On vient de créer l´association des documentaristes de l´Amérique Latine du XXIème siècle ; donc j´ai retrouvé tout ce monde argentin, chilien, vénézuélien, uruguayen, cubain, bolivien, des gens que je respecte, que j´aime beaucoup et qui ont tous été des cinéastes absolument liés aux luttes qui ont mené à la situation nouvelle que nous vivons actuellement en Amérique. Très souvent ils ont payé ces luttes et leur cinéma avec leur vie et avec du sang, Il y a eu des cinéastes martyrs. Et en même temps j´étais très liés à des haïtiens qui n´étaient pas des cinéastes mais qui, eux aussi, ont payé de leur vie leur conviction que ce pays ne pouvait pas continuer à vivre sous la dictature des Duvalier, dictature héréditaire, rétrograde, obscurantiste et criminelle.
En Europe j´ai rencontré des cinéastes, des écrivains, Alberto Moravia, en particulier. Je crois que c´est l´écrivain dont les œuvres ont été le plus adaptées au cinéma. On se parlait souvent, il me présentait ses amis et grâce à cela je me suis familiarisé avec le monde du cinéma et des arts.. J´ai connu en Europe également des cinéastes latinoaméricains comme
Le brésilien Glauber Rocha, un des créateurs de l´avant-garde du cinéma latino-américain. Ce n’était jamais une avant-garde expérimentale, coupée des préoccupations sociales, mais avec un projet toujours lié aux luttes pour la liberté et la dignité humaine. Et d´ailleurs il ne pouvait pas en être autrement vu la situation dans laquelle vivaient ces pays là.
Mais tu dois connaître cette sensation : dans l’exil, tous les jours on se lève en pensant que le lendemain on va revenir à la maison. J’ai fait du cinéma tout en participant à la lutte politique ; j´étais le Secrétaire Général de la fédération des étudiants haïtiens en Europe et rédacteur en chef d´un journal qui s´appelait Tribune des étudiants et on avait d´autres groupes clandestins comme l’Organisation révolutionnaire 18 mai, ( date de la création du drapeau haïtien et fête de l’Université ).Je ne sais plus combien de groupes dans lesquels on militait en même temps, donc il n´y avait jamais eu pour moi une séparation entre ce travail de cinéaste que je faisais et mon travail de militant. Parce que c´était uniquement un front de lutte à l´intérieur de cette lutte plus générale.
Maintenant rentré en Haïti, les conditions de travail ont changé : il était matériellement impossible de continuer à faire du cinéma sur pellicule, il n´y avait que la vidéo, et la vidéo je la voyais avec un peu de dédain. Je ne me rendais pas compte encore que c´était vraiment la seule alternative possible pour un cinéaste de nos pays. Puis j´ai fait quelques films de commande pour le Bureau International du Travail, pour l´Unicef, pour l´UNESCO. Mais j´ai commencé surtout à faire des diaporamas, diaporamas sur le problème de la terre en Haïti, sur le problème de l´analphabétisme en Haïti, sur le problème des femmes, de la discrimination et de la violence contre les femmes en Haïti, avec l’église méthodiste. C´est moi qui ai créé le réseau national de défense des Droits de l´Homme( Renadwam) à partir de décembre 87 avec une grande réunion organisée avec l´Unesco, J’avais invité Peña Gómez pour l’occasion, son premier voyage en Haïti, lui qui n´avait eu droit qu´une escale dans le passé, quand il avait rencontré Jean Dominique qui l’avait fortement impressionné.
De retour en Haïti, je n’avais plus envie non plus de faire des films politiques comme j’en faisais avant.
JMT : Tu n´as jamais eu peur pour ta vie ?
AA : J’ai dû me planquer à plusieurs reprises, mais pour dire la vérité je n´ai jamais vraiment eu peur. Parce que je dois dire que j´étais exalté par l´affection, la solidarité que j´ai trouvées parmi mes compatriotes. Très souvent on dit que quand tu viens de la diaspora, les gens ont peur que tu prennes leur place, te traitent mal,. Certes cela existe aussi. Au sein de certaines organisations politiques, par exemple, j’avais retrouvé ces formes de mesquinerie, de jalousie et de luttes d´influence. Mais j´ai été accueilli avec cette sensation de retrouver les senteurs et les couleurs du pays et l´amour de mes compatriotes, de mes frères, c´était quelque chose d´incroyable. C ‘est là que j´ai compris ce que ça veut dire revenir à la terre natale, c´est la terre natale qui fait ta nationalité, ta culture, qui tu es, ça c´est indéniable . Malgré ma couleur lorsque j´arrivais à Gros Morne, à Port à Piment, à Port-de-Paix, à l´Île de la Tortue, c´était le fils du pays qui revenait et ça je ne veux plus jamais l´oublier.
JMT : Pourquoi tu dis malgré ta couleur ?
AA : Parce que étant clair comme je suis, quand tu arrives dans une communauté, au premier abord, ils ne savent pas qui tu es. Ils te prennent pour un étranger, un blanc évidemment. Moi aussi quand je suis en Afrique et que quelqu´un de très clair me dit qu´il est Sénégalais ou bien Burkinabé, au premier abord ça me crée une bête réaction de stupeur. En Haïti c´est la même chose, étant donné que les Haïtiens à 95% sont noirs. Même si ces 5% de gens clairs, cette minorité a eu un rôle très important dans la vie politique, sociale, économique et culturelle et devrait être une minorité visible et reconnue.
Je rencontre souvent aussi des gens qui me connaissent par mon travail. Et pour ceux qui ne me connaissent pas, après cinq minutes ou moins que ça, la glace est brisée et c´est uniquement de l´affection, la discussion sur ce que je fais, ce que je n´ai pas fait Et c’était cela le goût du retour.
JMT : Tu as perdu cette sensation là ?
AA : Non, pas vraiment
JMT : Même plus de vingt ans après que tu es rentré ?
AA : Même plus de vingt après que je suis rentré, même si évidement on se crée des ennemis également ! Les gens qui n´aiment pas ce que tu dis d’autant plus que moi, tout en étant respectueux, j´ai la parole très libre, je dis ce que je pense. Et ici il y a des gens qui n´aiment pas ça. Donc j´ai certainement froissé des susceptibilités, De toutes manières ce serait inquiétant que tu n´aies pas des gens qui ne t´aiment pas lorsque tu t’opposes à la corruption, au mensonge, à la mystification et à la médiocrité
JMT : On ne peut pas plaire à tout le monde
AA : Evidemment ! D’autant plus si tu fais des propositions ou des activités d’empêcheur de tourner en rond qui gênent les intérêts des gardiens du statu quo.
JMT : Alors justement à qui plaît-on au cinéma ? A qui tu plais ?
AA : Bon il faudrait que l´on fasse une enquête là-dessus
JMT : En Haïti je veux dire, car je sais que ton cinéma est très apprécié à l´étranger, tu es très honoré mais ici en Haïti, à qui ton cinéma plaît-il ? Et à qui ne plaît-il pas ?
AA : C´est difficile de savoir, parce que les gens, par courtoisie et par gentillesse, disent toujours que ce tu as fait est bon, va savoir si c´est vrai. Je peux dire cependant que j´ai des amis qui ont écrit sur mon cinéma des choses très encourageantes. En général, à côté des critiques, des appréciations justes ou erronées, la plupart sont des articles élogieux et avec un fondement, donc je crois que mon cinéma, d´abord, plaît à mes amis. A chaque fois que je fais un film on me dit invariablement avec enthousiasme : « ah ça c´est ton meilleur film ». Est-ce que ça signifie que celui d’avant n’était pas bon ?
Beaucoup d’institutions et de gens en dehors de mes amis m’ont soutenu dans mon travail : l’Institut français, lui-même avec des appuis financiers et une rétrospective nationale. La Fokal a toujours soutenu mon travail de documentariste.
Mais je plais à un certain public haïtien aussi, parce que ce sont des films qui ont une partie de critique de la réalité par rapport au film d´évasion, de pure évasion qui ont été faits. Mes films des fois dérangent. Mais je dois dire qu’en général ils plaisent, peut-être pas toujours au même public. Certains de mes documentaires ont eu autant de succès que des films de fiction et ont été, fait exceptionnel, diffusé en salle
JMT : Ces films sont plutôt en créole, plutôt en français, quelle est la langue de ton cinéma ?
AA : Français et créole. Par exemple un film comme « Le président a t´il le sida ? » a des parties en français et des parties en créole, un peu comme cela se passe dans la réalité haïtienne de tous les jours. Les gens parlent créole ou français , ça dépend de la circonstance et de la personne à qui on s´adresse.
Mais comme dans « Haïti, le chemin de la liberté », les versions originales, je les écrivais en créole. Et je regrette beaucoup de n’avoir pas encore fait une version créole de Jacques Roumain.
JMT : Moi, j’ai découvert en créole « Haïti le chemin de la liberté »
AA : « Haïti, le chemin de la liberté », tous les films en pellicule, ont eu une version originale créole
Je me souviens de mes années d’études au Petit Séminaire Collège St-Martial où le créole était interdit et réprimé. Donc j´ai toujours senti que parler créole était une forme de résistance, même à l’étranger. De retour en Haïti après 1986, curieusement je crois que j’ai fait plus de concessions au français.
JMT : Mais là par exemple nous sommes en train de faire cet entretien en français…
AA : Parce que tu vas le publier dans une revue franco-haïtienne probablement , se an fransè wi revu sa a piblye.
JMT : Mais est-ce que ça ne te chagrine pas qu´on ne fasse pas cet entretien en créole ?
AA : Oui, un petit peu parce que pour moi le créole c´est la langue spontanée des Haïtiens, donc là c´est moins spontané.
JMT : Est-ce que tu penses qu´on aurait dit les mêmes choses en créole ou on aurait dit davantage ou est-ce que c´aurait été un autre entretien ? Est ce qu´il faut que je revienne pour refaire l´entretien en créole ? Je veux dire il y aurait toujours plaisir de faire un entretien en créole mais est-ce que fondamentalement tu as le sentiment que de l´avoir fait en français ça aura changé le fond de ce que tu aurais pu vouloir dire en créole ?
AA : Non, une fois qu´on a commencé, ça ne fait pas de différence. C’est comme lorsque tu es arrivé ici, on a tout de suite démarré en créole. C’est spontanément une façon plus sympathique de t’accueillir, mais une fois qu´on a commencé en français je ne pense pas que cela change le fond de l’entretien. Quand je suis à court d´idée, je le suis dans les deux langues. Mais il est certain qu´il y a des nuances dans le créole qui sont très difficiles de traduire dans une autre langue. Je crois que le créole dans ce sens là est très beau. De même il y a en français des nuances très fines qui sont difficiles à traduire, il est vrai. Toutes les langues ont leur génie. On entre dans les lieux communs,
JMT : Est-ce qu´il y a un lexique cinématographique créole, de la même façon qu´il y a une façon de parler. Dans ta façon de filmer, est-ce que tu as une approche créole ?
AA : Des fois, pour parler de moi-même, j´ai l´impression que j´ai une approche un peu ingénue quand j´essaie de traduire les choses en images. Peut-être que ça c´est l’esthétique créole et en même temps des fois quand on tourne en créole, le fantastique devient plus naturel. A la Réunion, Ile créole de l’Océan Indien, deux critiques ont dit que mon film « Les amours d’un zombie » était pour eux un vrai film créole avec un discours et une esthétique créoles. Allez savoir ce qu’ils entendent par là. Mais pour revenir à la question de la langue, même dans « Les amours de zombie », un film presque complètement en créole, il y a des petites parties qui sont en français de manière à souligner encore plus le caractère surréaliste de la scène. Quand la journaliste fait son discours au petit garçon, elle le fait en français. Mais cela fait partie du surréalisme non seulement social, culturel, mais aussi linguistique du pays.
Ceux qui sont de purs créolophones, en général, sont plus contents de voir et d’entendre parler leur langue à l´écran, Ca ne fait aucun doute et c´est fondamental si tu veux faire un film pour le grand public haïtien.
JMT : Est-ce que tu as l´impression d´être l’œil d´Haïti ?
AA : Non, je ne prétends pas cela, je n´aime pas les gens présomptueux, c´est un peu prétentieux de se dire l’œil d´Haïti. Non je fais des films, j´essaie de donner une vision d´Haïti qui ne soit pas une vision toute faite, qui ne soit pas une vision de carte postale mais qui rende compte de la réalité dans sa complexité, qui mette en valeur sa grande beauté mais qui montre aussi ses tares.. Moi je crois encore au peuple haïtien, en sa grande créativité. Parfois je force la note, j´essaie de mettre le doigt dans la plaie pour que ça fasse mal et qu´il y ait une réaction. C´est ça le cinéma haïtien : des gens qui font des films, qui sont là, qui se battent pour faire ces films. Evidemment ce n´est pas Hollywood, ce n´est pas Paris, mais à mon grand étonnement et à ma grande satisfaction pour moi et pour eux, nos films, de toute façon sont demandés même à l´étranger.
JMT : Alors justement pour parler de l´étranger, de ce rapport avec l´étranger, d´Hollywood et de Paris, est-ce que cette hégémonie du cinéma, on va dire occidental, américain en particulier, a nui à l’éclosion du cinéma haïtien ?
AA : D´abord en Haïti, je crois que le cinéma est le reflet de la société haïtienne : dans un pays aussi misérable du point de vue économique, ce serait étonnant qu´on ait une industrie du cinéma florissante. Le miracle est que malgré tout, aux environs des années 2000, on a pu produire 20 films par an, même si les films avaient leur limite esthétique et technique. On avait commencer à parler de Haïtiwood à ce moment là, c´est qu’ on avait d´abord cet appui extraordinaire du public qui avait envie de voir des films haïtiens, il y avait une adaptation à la réalité haïtienne en utilisant les moyens du bord qui était la vidéo, et les gens se sont lancés dans cette initiative : Raphael Stines, Raynald Delerme, Jean Gardy Bien-Aimé, Frédérick Surpris, Richard Sénécal, Carmélio Moïse, Mora Junior, Réginald Lubin , Raphaël Stines, Bob Lemoine, Jean Claude Bourjoly et des tas d´autres. Dans le documentaire : les sœurs Magloire, Mario Delatour et Carl Lafontant, etc. Dans la fiction tu as eu cette espèce d´éclosion et de floraison de films à succès.
Mais malheureusement ça n´a pas duré. Pour des raisons diverses que j’ai déjà évoquées. Je travaille sur un film de fiction maintenant. Mais je me demande pourquoi. Je m´obsède, je perds mon temps, je gamberge là-dessus. Pourquoi ?
JMT : Ces films que tu évoques sortaient dans les salles en Haïti ?
AA : Ces films étaient projetés dans les salles et ils avaient plus de succès que les films étrangers. On passait le Titanic dans une salle et dans l´autre salle un film haïtien .Le film haïtien avait plus de monde que le Titanic. Donc c´était même économiquement rentable. Les banques mêmes s’y intéressaient. Je me rappelle qu’une banque m´avait approché pour me proposer de faire des films.
Avec l´insécurité, les gens ont fuit les salles parce qu´ils ne pouvaient plus sortir de nuit. Les gens avaient peur et en plus de cela quand tu faisais un film, une semaine après le film était piraté, était dans les rues, donc plus personne n´avait intérêt à aller voir les films dans les salles. Même les chaînes de télévision s’arrogeaient le droit de passer les films sans autorisation. Le pire c’est lorsque cela passe sur internet sans ton autorisation. Cela se passe ainsi, hélas, dans tous les pays du tiers-monde. On a fermé les dernières salles de cinéma au Cameroun, la moitié des salles au Sénégal, la dernière salle au Bénin, etc. Maintenant il y a une petite salle au Cap-Haïtien qui marche clopin clopant. Mais l´Impérial, comme tu le sais, avait fermé ses portes un mois avant le tremblement de terre.
Mon idéal, c´est qu´un jour quelqu´un prenne la relève et que les gens continuent à faire du cinéma, des fictions et des documentaires, et qu´il y ait une belle école de cinéma où l´on puisse former des gens au métier. Je suis sûr que, comme tu as eu de grands maîtres dans la peinture haïtienne parmi tout le fatras qu´il y a eu, dans le cinéma aussi la même chose arrivera. Pas aussi facilement quand même car le cinéma a des exigences que les autres arts n´ont pas. Ce n´est pas un art individuel, c´est un art collectif et ce n´est pas seulement un art, c´est en même temps une activité économique professionnelle et une industrie.
Dans mon cas c´est de l´artisanat. Mais ça ne me gène pas. J’aime cette boutade : le Titanic avait été construit par des professionnels et l'arche de Noé par des artisans.