CONTRIBUTIONS DANS LE SECTEUR DE LA CULTURE
Par Frantz Voltaire et Stanley Péan1
1. INTRODUCTION
Par hasard, par nécessité, et par volonté se sont fixés, en même temps, ici, depuis les années 1930, mais surtout à partir des années 1960, des poètes, romanciers, cinéastes, éditeurs, critiques, musiciens (compositeurs et interprètes de musique aussi bien savante que populaire) en très grand nombre. Dans aucune autre ville de la diaspora haïtienne, ni à Paris, ni à New York, ni à Miami ou Boston, il n’y a une telle concentration de producteurs de signes d’origine haïtienne. Leurs œuvres créées au Québec constituent un patrimoine extrêmement important. Et pourtant cette production reste encore aujourd’hui mal connue ou inconnue. Nous avons voulu, dans ce texte, remédier à cette lacune, en proposant au lecteur un parcours chronologique de trois générations de créateurs haïtiens au Québec.
Les œuvres de ces créateurs ont contribué à enrichir le patrimoine culturel du Québec. En effet, les créateurs d’origine haïtienne, dès leur arrivée au Québec, ont participé de façon remarquable à la vie culturelle québécoise.
Ce texte se présente comme un voyage dans le temps, et propose un inventaire qui, quoique non exhaustif, est représentatif de la richesse et de la diversité des apports des créateurs haïtiens à la vie culturelle de leur pays d’adoption depuis les années 1930. Des années 1930 à 2006, les créateurs haïtiens ont su tisser des liens très profonds avec leurs collègues québécois.
Trois moments de cette histoire qui dure depuis près de 75 ans. D’abord les années 1930 où se tissent les premières relations culturelles avec l’élite culturelle canadienne-française. Le deuxième moment s’organise autour des années 1960 au cours desquelles de nombreux intellectuels, artistes et écrivains arrivent à Montréal, fuyant la dictature des Duvalier. Le dernier moment voit, avec la chute de la dictature des Duvalier, le Québec devenir la nouvelle terre d’enracinement.
1 Voir biographie
2.PREMIERE PERIODE, 1930–1958 : FRANCOPHONES ET CATHOLIQUES
Un professeur d’origine haïtienne, retraité de l’Université Laval, Daniel Gay, signalait la présence documentée au Québec de trois immigrants de Saint-Domingue, dont deux à Québec (1728 et 1729) et un à Montréal en 1778. Au 19e siècle, deux autres personnes originaires de Port-au-Prince deviennent des résidents au Canada dont l’un à Montréal en 1816 et un autre en 1820 au Québec. Pendant tout le 19e siècle, les relations entre Haïti et le Canada restent sporadiques. En 1909, Benito Sylvain, essayiste haïtien, visite le Québec et donne des conférences à Montréal.
À partir de 1914, avec les débuts de la première guerre mondiale, des religieux canadiens s’installent en Haïti. Parmi ces premiers missionnaires, on note la présence de sœur Elysabeth, tante de la grande romancière canadienne Nancy Houston.
Les élites culturelles canadiennes françaises et haïtiennes partagent à l’époque les mêmes valeurs, elles sont francophiles et catholiques : communautés de langue et de religion sont les deux axes autour desquels s’articulent les rapports entre Haïti et le Québec. Dantès Bellegarde, historien, essayiste et homme politique haïtien, établit une longue correspondance avec des hommes politiques Québécois comme Ernest Lapointe et des historiens comme Robert Rumilly. Dantès Bellegarde voit dans une alliance avec le Canada-français un des moyens d’assurer, face à l’hégémonie américaine, la modernisation d’Haïti. Pour Bellegarde, la province du Québec est l’endroit au monde où Haïti jouit du plus de sympathie.
Pour l’abbé Gingras, les Haïtiens et les Canadiens-français étaient « français par la langue et la culture, chrétiens par la foi... » (1941). Au Québec, un groupe d’étudiants catholiques haïtiens animés par Philippe Cantave, futur ambassadeur d’Haïti au Canada fait pression pour formaliser les relations entre le Canada et Haïti. C’est ainsi qu’en 1937 s’établissent les relations diplomatiques entre les deux pays.
Philippe Cantave sera en 1937 l’organisateur d’une croisière canadienne en Haïti. Parmi les participants à ce voyage, le recteur de l’Université Laval, Mgr Cyrille Gagnon et Jules Massé, président de la « Société du bon parler français ». Ils rencontrent, lors de leur séjour en Haïti, des dirigeants politiques, des autorités religieuses, des écrivains. En 1938, lors de la croisière suivante, le grand botaniste canadien-français, le frère Marie Victorin ainsi que l’abbé Gingras visitent Haïti. Celui-ci, à son retour, fonde l’année sui-vante le comité Canada – Haïti en vue de resserrer les liens spirituels et culturels entre les deux pays. L’église québécoise est encouragée à venir en Haïti. C’est ainsi que, dans le diocèse des Cayes, Mgr Louis Collignon est nommé à la tête du diocèse. Les communau-tés religieuses canadiennes s’installent en Haïti à partir de 1941. À la fin des années 1950, deux des cinq diocèses en Haïti auront comme titulaires des Canadiens-français, Mgr Albert Cousineau au Cap et Mgr Louis Collignon aux Cayes.
En 1943, le professeur de littérature de l’Université Laval, Auguste Viatte, est invité en Haïti pour participer à la formation de professeurs du secondaire durant un cours d’été.Il y rencontre Aimé Césaire et se lie d’amitié avec les écrivains haïtiens. À son retour au Québec, il fera connaître les œuvres des écrivains haïtiens. Plusieurs étudiants rentrent en Haïti après leurs études, mariés à des Québécoises. En Haïti, Michelle Bélance, canadienne-française, femme du poète surréaliste René Bélance, publie ses textes sous le pseudonyme de Michèle Hiver et fait découvrir aux écrivains haïtiens la littérature canadienne-française.
En 1943, le président Élie Lescot visite le Canada, mais ce ne sera qu’en 1954, lors de la visite du Président Magloire, que les deux pays procéderont à des échanges d’ambassadeurs. Jacques Léger sera ainsi le premier ambassadeur haïtien à Ottawa. Parmi les figures marquantes de l’époque, Philippe Cantave finira sa carrière au Canada comme ambassadeur, Robert Wilson mènera à Québec une carrière d’écrivain, d’homme de radio et de caricaturiste.
Le Dr Gérard Bastien s’établit à Toronto en 1959. Il y dirigera quatre cabinets de den-tistes, à Toronto, Agincourt, Scarborough et Québec. Il sera consul honoraire d’Haïti et du Sénégal, président de la Maison française de Toronto. Il est un des fondateurs de la Socié-té de musique de chambre du Québec.
Une des figures importantes de l’époque est le ténor Édouard Wooley, qui fondera aussi le studio d’art lyrique en 1942 et aura comme étudiants les grands chanteurs lyriques québécois Joseph Rouleau et André Turp. En 1948, il devient le directeur artistique de l’Opéra National du Québec. Il compose aussi plusieurs œuvres dont une suite pour violon et piano en 1958. De 1971 à 1975, il dirige le Conservatoire National. Il enseigne aussi l’histoire de l’art au CEGEP du Vieux-Montréal. Il meurt à Miami en 1991. Durant la guerre, des étudiants haïtiens viennent étudier au Québec; parmi eux le père Antoine Adrien, futur Supérieur des Spiritains. À la chute de son gouvernement en 1946, le président Élie Lescot part en exil au Canada. Sa fille Éliane se révélera une cantatrice remarquée par la critique québécoise. À sa suite, quelques familles comme les Rouzier s’installent au Québec et y font souche. Dans les années 1950, plusieurs étudiants haïtiens fréquentent les collèges classiques du Québec; c’est ainsi que le Dr Max Dorsinville, professeur à la retraite de l’Université McGill, écrivain et critique littéraire, terminera ses études classiques au collège Saint-Laurent, et une partie de ses études universitaires à Sherbrooke avant de compléter son doctorat à New York.
En 1951, Anthony Phelps (voir biographie à la fin du chapitre), invité par Rina Las-nier, étudie la céramique avec Jean Cartier à l’École du meuble, et la sculpture avec Pierre Normandeau à l’école des Beaux Arts de Montréal. Il se lie d’amitié avec Yves et Mi-chèle Thériault. Il apprend les techniques de l’écriture radiophonique avec le romancier Yves Thériault. À la demande de Guy Beaulnes, il écrit Rachats qui sera mise en ondes à Radio-Canada en 1952.
De retour en Haïti, Anthony Phelps fonde avec Davertige, Serge Legagneur, Roland Morisseau, René Philoctète, le groupe Haïti Littéraire en 1961. Entre 1961 et 1964, il anime avec Émile Ollivier (voir biographie à la fin du chapitre) la troupe de comédiens Prisme, et réalise des émissions hebdomadaires de poésie et de théâtre à la station de Radio Cacique. Il popularise auprès du public haïtien les textes d’écrivains québécois comme Yves Thériault, Rita Lasnier, Pierre Perrault, Anne Hébert, etc. Après un séjour en prison sous Duvalier, il est contraint à l’exil. À l’invitation d’Yves et de Michèle Thériault, il s’installe à Montréal en mai 1964.
3. LES CREATEURS DE L’EXIL :1957 –1986
Avec l’arrivée au pouvoir en 1957 de François Duvalier débute une période sombre de l’histoire d’Haïti. Des milliers d’exilés arrivent au Canada par vagues successives. Comme le souligne le poète Serge Legagneur, « La charge impitoyable de l’histoire, une fois de plus, aura éparpillé les hommes comme on jette les dés. Des lieux abyssaux, de l’utérus comme de sa terre; du sang comme d’une nostalgie, mots et gestes s’inspirent tantôt pour édifier, tantôt pour donner suite et sens… ».
L’arrivée dans une ville aussi vibrante et active que Montréal va nourrir un imaginaire urbain qui prendra une place importante dans l’inconscient des créateurs haïtiens exilés à Montréal. C’est une ville en pleine mutation et un Québec en pleine effervescence que découvrent les Haïtiens fuyant une dictature sanguinaire. Parmi ceux qui arrivent au Québec on retrouve de nombreux professionnels enseignants, médecins, ingénieurs, infirmières mais aussi des créateurs, poètes, écrivains, musiciens, chorégraphes.
Le jeune Eddy Toussaint (voir biographie à la fin du chapitre) s’installe en 1957 avec sa famille à Montréal; il y poursuivra ses études en danse commencées en Haïti avec la chorégraphe afro-américaine Lavinia Williams. À Montréal, il suit les cours des grands professeurs de l’époque comme Eva Von Genscy et Zeda Zare des Grands ballets canadiens.
Anthony Phelps s’installe à Montréal en 1964. Il est bientôt rejoint par ses camarades d’Haïti littéraire, Serge Legagneur, Roland Morisseau. Les plus jeunes, comme Émile Ollivier et Jean-Richard Laforest, arriveront un peu plus tard. Avec Émile Ollivier, Anthony Phelps fait du théâtre radiophonique à Radio-Canada; il joue au théâtre de l’Estoc à Québec et fait de la photo. En décembre 1965, il rentre comme journaliste à Radio-Canada où il y reste jusqu’à sa retraite en 1985.
Le Perchoir d’Haïti de Montréal
Le Montréal des années 1960 est en pleine effervescence. C’est un pôle d’attraction pour de nombreux artistes haïtiens comme Guy Durosier, Fito Pereira, Nono Lamy, Jo Trouillot, Kesner Hall, Chico Simon. Un producteur haïtien, Carlo D’Orléans Juste, fils d’un des dirigeants du Parti communiste haïtien, D’Orléans Juste, vient d’ouvrir un res-taurant-bar haïtien, Le Perchoir d’Haïti, sur la rue Meltcafe à Montréal. Très vite, le Per-choir devient le lieu de rencontre des exilés haïtiens. Les Montréalaises et les Montréalais y découvrent la cuisine et la musique haïtiennes et dansent au son des rythmes latins des formations musicales haïtiennes. Anthony Phelps organise très vite Les Lundis du Per-choir avec Serge Legagneur, Roland Morisseau et Gérard V. Etienne. Tous les lundis, poètes haïtiens et québécois se retrouvent pour la lecture de leurs poèmes. Tous les écri-vains marquants du Québec, Gaston Miron, Paul Chamberland, Raoul Duguay, Denise Boucher, Nicole Brossard, Gilbert Langevin, Juan Garcia, Michel Beaulieu et d’autres participeront à ces soirées.
En 1966, Anthony Phelps enregistre son poème « Mon pays que voici ». Cette édition sonore contribuera à le faire connaître au Québec, dans la diaspora haïtienne et en Haïti où le disque circule clandestinement. Phelps devient la voix des Haïtiens, privés de parole par un dictateur fantasque. La maison de Phelps devient un lieu de rendez-vous pour des artistes mais aussi de vieux compagnons de la résistance comme Raymond Jean-François qui sera assassiné en Haïti en 1969. À la même période, les réfugiés politiques tels que le philosophe Max Chancy, sa femme Adeline Magloire, le Dr Yves Flavien, des écrivains comme Franck Fouché ou Regnor Bernard, l’historien Claude Moïse se retrouvent à Montréal. Des intellectuels et professionnels Haïtiens après leurs études en Europe ou aux États-Unis commencent à migrer à Montréal. C’est ainsi que Georges Anglade, Cary Hector et Daniel Holly se retrouvent professeurs à l’UQÀM.
Gérard Étienne qui a entrepris des études à l’Université de Montréal fréquente les mi-lieux littéraires et politiques québécois. Il militera même au RIN (Rassemblement pour l’Indépendance Nationale). Ses études l’amèneront à Strasbourg où il soutient une thèse de doctorat sur le créole d’Haïti. Il se convertira au judaïsme après son mariage avec Na-tania. Il quitte alors Montréal pour Moncton où il poursuivra une carrière de professeur d’université, de journaliste et d’écrivain jusqu’à sa retraite.
Étienne affirme que « c’est en lisant des auteurs québécois comme Marie-Claire Blais, Réjean Ducharme, Jacques Godbout, Hubert Aquin, etc. qui ne font aucune concession dans l’expression de la réalité que je suis venu au roman ». Il écrit que « cette espèce de liberté que je prends pour faire éclater le langage comme je le fais, ça me vient du Québec ».
L’Exposition universelle de 1967 à Montréal, avec la publicité faite à la présence haïtienne avec un pavillon à Terre des Hommes, incite plusieurs jeunes Haïtiens à venir étudier au Québec. En 1969. Duvalier écrase la résistance animée par le Parti communiste haïtien et envoie aussi en exil plusieurs prêtres progressistes dont le père Max Dominique, un des critiques littéraires les plus importants d’Haïti ainsi que le père Paul Déjean.
La troupe Kouidor, créée à New York, présente dans cette ville son premier spectacle au « Brooklyn Academy of Music » le 20 septembre 1969. Ce spectacle « Les Puits Er-rants » était une présentation du disque d’Anthony Phelps, de Jean-Richard Laforest et d’Émile Ollivier, Pierrot le noir, réalisé à Montréal. Kouidor sera une expérience intéres-sante de collaboration entre Montréal et New YorK. Syto Cavé, metteur en scène, comé-dien et poète présentera régulièrement ses pièces à Montréal ainsi d’ailleurs qu’HervéDenis. À Montréal, Jean Richard Laforest, Rosie Gauthier, Jean Coulanges seront asso-ciés à l’expérience Kouidor.
Du 6 au 9 mai 1970, le 2e symposium international sur Haïti, organisé sous les auspices du département d’anthropologie de l’Université de Montréal et du Centre d’études haïtiennes de New York, a eu lieu à Montréal sous le thème « Culture et développe-ment »; il a permis de réunir pour la première fois des intellectuels haïtiens de la diaspora. Six mois plus tard sort le premier numéro de « Nouvelle Optique », revue haïtienne publiée à Montréal et dont le titre fait référence à l’ancienne revue culturelle de l’Institut français d’Haïti, « Optique ». Dans son premier numéro, « Nouvelle Optique » se définit comme une revue de recherches haïtiennes et caraïbéennes. Les principaux animateurs de la revue seront l’éditeur Hérard Jadotte, le poète Jean Richard Laforest, Colette Pasquis, Émile Ollivier. On y retrouvera des articles de Suzy Castor, professeure au Mexique, de Renaud Bernardin, du comédien Hervé Denis, de Karl Lévêque et des textes poétiques de Serge Legagneur, de Georges Castera. Neuf numéros seront publiés avant la disparition de la revue et sa transformation en maison d’édition dirigée par Hérard Jadotte avec Jean Richard Laforest.
En 1971, Paul Déjean quitte la Suisse et vient s’établir à Montréal où il retrouve le philosophe et activiste jésuite haïtien Karl Lévêque ainsi que l’ancien prêtre Joseph Au-gustin qui avait transformé la liturgie catholique en Haïti avec l’introduction du tambour et des chants créoles. Ils formeront la communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal en 1972. Tout un groupe de catholiques progressistes gravitera autour du Bureau de la Communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal dont les professeurs d’université Fran-klyn Midy et Ernst Jouthe, ainsi que Renée Condé, des jeunes comme le poète Robert Oriol, le sociologue Jean-Claude Icart et le géographe Roger Edmond.
En 1972, c’est la création par un groupe de jeunes étudiants dont Charles Tardieu (éditeur) et Yolène Jumelle de La Maison d’Haïti, vite devenue un centre d’attraction pour les jeunes progressistes laïcs. C’est ainsi qu’autour des aînés comme Max et Adeline Chancy, et le Dr Gresseau, se retrouvent des jeunes qui seront très actifs dans le milieu culturel montréalais comme la comédienne Mireille Métellus, une des animatrices du programme « Ti pye zoranj monte ». On y retrouvera aussi Maguy Métellus et Marjorie Villefranche.
À partir de 1975, plusieurs émissions régulières de radio et de télévision communau-taire voient le jour. Karl Levêque sera d’ailleurs un des pionniers de la radio et de la télé-vision communautaire à Montréal. Radio Québec présentera un programme « Planète créole » avec le réalisateur Roland Paret, cinéaste haïtien qui a émigré au Québec après ses études de cinéma à Lodz en Pologne.
Nouvelle Optique et CIDHICA
La revue « Nouvelle Optique » continue de jouer un rôle important dans la diaspora. Après sa transformation en maison d’édition, le « Collectif Paroles », édité à Montréal, sera la principale revue de la diaspora haïtienne. Animé par Émile Ollivier et Claude Moise, le « Collectif Paroles » sera jusqu’en 1986 un des lieux privilégiés d’expression de la communauté haïtienne de Montréal.
Avec la fermeture du Centre de recherches caraïbes de l’Université de Montréal, plusieurs jeunes associés au centre, dont Frantz Voltaire et Rulx Léonel Jacques, et des jeu-nes universitaires comme Marie Josée Péan, Viviane Ducheine et Lélia Lebon, décident de fonder en 1983 le CIDIHCA. Ce nom est tout un programme puisque le Centre se voulait tout à la fois haïtien, caraïbéen et afro-canadien. Émile Ollivier ne marchandera pas sa collaboration au centre puisqu’il deviendra membre de son conseil d’administration. Il en sera de même des anciens du Centre de recherches caraïbes comme Serge Larose et Carolyn Fick, ainsi que le géographe et poète québécois Jean Morisset tout comme Georges Anglade de l’UQÀM.
De 1980 à 1985, des congrès, des expositions, des colloques ont lieu à Montréal. En octobre 1980, le festival culturel « Diaspora 1 » rassemble à Montréal, du 10 au 12 octo-bre, plus de 5000 personnes. Les participants viennent non seulement du Québec, mais aussi de toutes les villes américaines (Boston, New York, Miami), d’Europe, de Cuba et même d’Haïti. Diaspora 1 a été l’occasion d’ouvrir le premier grand débat sur l’avenir de la culture haïtienne. Les musiciens haïtiens du Québec comme Marc Yves Volcy, Geor-ges Rodriguez ou Roro d’Haïti, le conteur Haïtien de Boston Jean Claude Martineau, côtoyaient le cinéaste haïtien Rassoul Labuchin, réalisateur du premier film de fiction haïtien, Anita, ainsi que des écrivains comme Émile Ollivier, des historiens comme Claude Moïse, des universitaires comme Georges Anglade et Daniel Holly.
En 1984, le CIDIHCA organisait un grand colloque à l’Université de Montréal sur le thème « Ethnicité, Racisme et Société », du 9 au 11 novembre 1984. Un grand spectacle musical était réalisé à cette occasion avec la participation, entre autres, du pianiste Oliver Jones, des chanteurs Marc Yves Volcy et Ranee Lee, du contrebassiste Charlie Biddle.
Frantz Voltaire crée à la suite de la fermeture de « Nouvelle Optique », « Les Éditions du CIDIHCA » qui deviendront la principale maison d’édition de la dias-pora. Jean Richard Laforest de « Nouvelle Optique » en sera le directeur littéraire. « Les Éditions du CIDIHCA », avec vingt ans d’existence et un catalogue de plus de 400 titres, demeurent une référence dans l’édition haïtienne.
L’émergence de talents littéraires et artistiques
En 1985, une grande exposition d’art et d’instrument de musique haïtienne était orga-nisée à l’UQÀM. Les années d’avant la chute de la maison Duvalier voient l’émergencede cénacles littéraires dont le café Thélème animé par Étienne Télémaque, Lélia Lebon et surtout Dany Laferrière (voir biographie à la fin du chapitre). C’est d’ailleurs en 1985 que paraît le premier roman de Dany Laferrière « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ». Ce sera un événement important de la saison littéraire au Québec.
Durant toutes ces années, la figure culturelle dominante à Montréal est celle d’Émile Ollivier (voir biographie à la fin du chapitre). Installé à Montréal, menant de front plu-sieurs activités, il est professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, publie des essais et des articles dans le domaine de l’éducation. Il rédige des rapports techniques, participe à des colloques et à des activités scientifiques. Beaucoup de jeunes universitaires haïtiens travaillent avec lui. Il est engagé socialement et politique-ment avec la publication d’articles de combat et des essais sur la situation haïtienne, au « Collectif Paroles ». Il est aussi un romancier avec « Paysages de l’aveugle » (1977) et surtout son roman publié à Paris « Mère solitude » (1983). Émile Ollivier est aussi un rassembleur : les écrivains et les artistes haïtiens de passage trouvent sa maison ouverte et sa cuisine raffinée. Les vendredis soir, il anime un café littéraire qui fera l’objet d’une publication posthume « La Brûlerie ». Homme généreux et ouvert, il est à l’écoute de toutes les générations.
Les années 1980 sont aussi celles de l’affirmation d’une nouvelle génération de créateurs. Dans la communauté haïtienne, de nouveaux noms émergent comme Jean Jonas-saint, poète, critique littéraire et aussi éditeur avec la création d’une revue littéraire « Déri-ves »; Edgar Gousse, poète, critique et aussi éditeur avec la création de la « Revue des Trois Amériques »; Alix Renaud, poète et romancier qui signe avec « À corps perdu », publié initialement chez « Nouvelle Optique » puis repris chez Balzac, l’un des plus im-portants textes érotiques jamais écrits par un auteur haïtien.
Dans le monde de la musique, les années 1980 voient l’affirmation de nouveaux ta-lents dans la communauté avec Marc Yves Volcy, Eddy Prophète, Georges Rodriguez, Harold Faustin. En matière de musique classique haïtienne la création de la « Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne » trouve en Claude Dauphin, musicolo-gue, musicien et professeur d’université, un infatigable animateur. Il organise avec la société des concerts, produit des disques et cassettes pour diffuser la musique savante haïtienne. Après son doctorat à Budapest, il enseigne à l’UQÀM et continue ses recher-ches et ses publications.
4. TERMINUS QUEBEC :1986 –2006
Terminus Québec, ce titre marque le lieu d’une rupture. Il est à la fois un aboutisse-ment et un avènement. En effet, la chute du régime des Duvalier, le 7 février 1986, mar-que un tournant important dans l’histoire de la communauté haïtienne du Québec. Le retour en Haïti des grandes figures de la communauté, comme Paul Déjean, Max et Ade-line Chancy, marque la fin de l’exil. À partir de 1986, de nouvelles voix émergent dans la communauté. La relève est certes solidaire du pays natal mais son projet est de s’approprier le Québec, d’y trouver sa place.
Les institutions culturelles communautaires, un moment affaiblies, vont redéfinir leurs missions, se donner des dirigeants plus consensuels. De nouvelles institutions voient le jour, marquant aussi la volonté de la génération née ou ayant grandi au Québec d’affirmer sa présence. C’est ainsi que, dès 1992, un groupe de jeunes liés au CIDIHCA et animés par Dominique Ollivier, aujourd’hui directrice de l’Institut canadien d’éducation des adultes, Alix Laurent directeur de l’École supérieure des ballets de Montréal et l’artiste Marie Denise Douyon créent « Images Interculturelles ». En 2003, l’écrivain Rodney Saint-Eloi, après avoir été directeur littéraire du CIDIHCA, crée la maison d’édition « Mémoire d’Encrier » qui, en trois ans, est devenue le fleuron de l’édition littéraire haï-tienne avec un catalogue remarquable.
La création de « Plume et Encre » par Théo Achille, avec près d’une vingtaine de titres, et plus récemment la création des Éditions du Marais par Natania Etienne, sont des signes de la vitalité de la vie littéraire haïtienne. Les « Éditions Caliban » d’Anthony Phelps ont relancé la publication sur cédérom d’anthologies et de textes poétiques. D’autres petits éditeurs continuent d’éditer des livres spécialisés dans l’économie ou en-core en créole. Gérard Montès continue de publier des livres d’histoire, des textes en créole pour la communauté haïtienne.
La création d’un centre culturel haïtien comme « La Perle retrouvée » est aussi un in-dicateur de la vitalité de la vie culturelle haïtienne dans la métropole québécoise.
Les deux faces de Janus
« Québécois le jour et Haïtien la nuit », comme se plaisait à le répéter Émile Ollivier. Si les créateurs d’origine haïtienne se sont intégrés au cours des vingt dernières années dans les institutions culturelles québécoises et canadiennes, ils continuent dans une sorte d’aller-retour de participer aux activités culturelles haïtiennes.
Dans les années 1990, les Éditions du CIDIHCA obtiennent l’agrément du ministère de la culture du Québec et le soutien du Conseil des arts du Canada et de la Sodec. En 1986, l’éditeur Frantz Voltaire sera le premier membre haïtien nommé au Conseil des artsde la Communauté urbaine, de Montréal. Émile Ollivier et Dany Laferrière seront nommés successivement au Conseil des arts de Montréal. Ce dernier en est aujourd’hui le vice-président.
Les créateurs haïtiens participent de plus en plus à l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ), le poète Joel Des Rosiers en a été le vice-président. Le président actuel de l’UNEQ est le romancier Stanley Péan (voir biographie à la fin du chapitre). Les écrivains haïtiens voient leurs œuvres récompensées par des prix littéraires, Émile Ollivier et Joel Des Rosiers recevront le Grand prix littéraire de la Ville de Montréal alors que Dany Laferrière recevra en 2006, pour son roman jeunesse, le plus prestigieux prix litté-raire au Canada, celui du Gouverneur Général.
Anthony Phelps reste le doyen des lettres haïtiennes. Il vient de publier chez Leméac en 2006 son roman « La contrainte de l’inachevé » qui traite de l’impossibilité d’une réinsertion en Haïti.
La publication du premier recueil de nouvelles de Stanley Péan, « La plage des son-ges », en 1988 aux Éditions du CIDIHCA constituait déjà, pour reprendre les mots de Jean Morisset en 1989, « un des jalons extrêmement importants d’une nouvelle littérature. Celle où l’exil des Amériques venues s’échouer sur les plages émergées du Québec est en passe de produire, en dehors de toute planification, une parole et une sensibilité qui, projetées dans un au-delà de ce pays, en constituent déjà l’une des expressions les plus riches de promesses. »
Aujourd’hui au Québec, les publications de dizaines d’écrivains, hommes et femmes d’origine haïtienne de plusieurs générations, montrent la vitalité de notre communauté. Des écrivains de sensibilité différente tels Gary Klang, Roland Paret, Joel Des Rosiers, Robert Oriol, Lenous Surpris, Frantz Benjamin, Jean-Marie Bourjolly, les frères Nelson (Saint-John et Saint-Valentin Kauss), Théo Achille, Jean Jonassaint, Eddy Garnier, Geor-ges Anglade, Gérard Étienne, Roger Edmond, Rodney Saint-Eloi et tant d’autres témoi-gnent de notre présence au monde.
Gyslaine Charlier, la doyenne des écrivaines d’origine haïtienne, continue de publier. Des voix de femmes s’affirment de plus en plus avec talent, comme Jan J. Dominique, Marie Josée Glémaud, Stéphane Martelly, Joujou Turenne, Marie Sœurette Mathieu, sans oublier Marie-Célie Agnant, qui a vite fait de s’affirmer comme une voix essentielle dans les domaines de la poésie (Balafres), de la nouvelle (Le silence comme le sang), du roman (Le livre d’Emma) et même de la littérature pour la jeunesse (Alexis d’Haïti)
Cinéma , télévision , théâtre, arts de la scène
Dans les années 1950, Edouard Wooley avait participé à des émissions de radio et de télévision. Roberto Wilson au Québec avait animé des émissions radiophoniques. Antho-ny Phelps crée « Rachats » mis en ondes à Radio-Canada en 1952. En 1965, il fait duthéâtre radiophonique à Radio-Canada avec Émile Olliver et joue au théâtre de l’Estoc.
De 1969 aux années 1990, l’expérience des comédiens haïtiens se limite à jouer pour la communauté. Les comédiens de Kouidor ou de la troupe Hervé Denis viennent de New York ou d’Haïti. C’est à partir des années 1990 que les comédiens et les comédien-nes d’origine haïtienne commencent à jouer dans le théâtre professionnel québécois. Aujourd’hui, plusieurs mènent une carrière professionnelle comme Widemir Normil, Néfertâri Belizaire, Mireille Métellus, Didier Lucien ou Fréderic Pierre.
Dans le champ télévisuel, Roland Paret a travaillé comme réalisateur et comme scéna-riste à Radio-Québec; il se consacre aujourd’hui à l’écriture de romans. Carl Lafontant continue à produire des documentaires en Haïti. Laurence et Rachel Magloire, Frantz Voltaire, Didier Berry et Germain Gervais produisent des documentaires.
Parmi les jeunes talents, Maryse Legagneur et Judith Bres aujourd’hui à l’Office na-tional du film du Canada ont réalisé des documentaires sur la communauté haïtienne qui ont reçu des prix. Anthony Phelps a participé à un film réalisé par Gérard Lechêne. Mi-chaelle Jean, journaliste vedette à Radio-Canada a participé à plusieurs documentaires avec son mari, le réalisateur Jean Daniel Lafond. Stanley Péan a participé à titre de coscé-nariste, narrateur et personnage au film « Carnets d’un Black » du documentariste québé-cois Pierre Bastien, tourné en Haïti en 1998; Péan a également signé un tiers des épisodes de « 11, Somerset », une série de suspense et mystère diffusée en 2004 à Télé-Québec.
Dany Laferrière sera le seul à s’être attaqué à la fiction avec son film « Comment conquérir l’Amérique en une nuit » en 2004, primé au festival des films du monde de Montréal et au festival du film francophone de Namur en Belgique. Il avait travaillé sur les scénarios des films tirés de ses romans « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » et « Le Goût des jeunes filles ». En 2006, Laurent Cantet réalise un film « Vers le sud » tiré de trois de ses nouvelles.
La présence haïtienne se fait de plus en plus sentir dans les arts de la scène. En effet, à la fin des années 1990, plusieurs figures d’origine haïtienne seront présentes sur la scène artistique québécoise. Marie Josée Lord, soprano d’origine haïtienne, mène une carrière qui l’emmène de Québec à Montréal et sur les scènes internationales.
D’autres artistes comme la chanteuse Emeline Michel ou le guitariste de jazz Harold Faustin, le bassiste, vibraphoniste et percussionniste Éval Manigat, le pianiste Eddy Pro-phète et la jeune chanteuse de jazz Rachel Jeanty mènent une carrière professionnelle.
Dans le domaine du show business, ce sont Mélanie Renaud et Luck Mervil qui triomphent sur la scène et à la télévision québécoise. Les animateurs Ralph Boncy et Herby Moreau sont présents dans les médias québécois.
Mais ce sera Anthony Kavanagh (voir biographie à la fin du chapitre), humoriste, chanteur, comédien, qui deviendra une vedette tant au Québec qu’en France et en Europe, avec un spectacle présenté plus de 500 fois à travers la francophonie et des ventes de plus de 225 000 exemplaire de son DVD Anthony Kavanagh.
Une figure singulière
Eddy Toussaint fonde dans les années 1972 avec Eva Von Genscy et Geneviève Sa-baing « Les ballets jazz de Montréal ». Il en sera le danseur étoile et le chorégraphe rési-dent. En 1974, il fonde sa propre compagnie, « Les ballets Eddy Toussaint de Montréal » et « L’école Eddy Toussaint ». Il forme des danseurs et des danseuses de qualité interna-tionale, comme Annick Bissonnette et Louis Robitaille qui, après avoir été les danseurs étoiles de sa troupe, deviendront les danseurs étoiles des Grands ballets canadiens.
Eddy Toussaint a monté la chorégraphie de plus d’une centaine de ballets dont « Dan Ballah » inspiré du folklore haïtien et créé pour le programme d’art de la culture des Jeux olympiques, « Rose Latulipe » filmé par Radio-Canada en 1979. « Alexis le trotteur » est créé pour le Ballet de Montréal en 1978, sur un thème folklorique québécois. « Un simple moment » (pas de deux), une autre chorégraphie, gagne la médaille d’or de la meilleure chorégraphie contemporaine au premier festival de ballet en 1984 à Helsinki en Finlande.
« The Mozart Requiem » en 1985 est filmé par la télévision italienne au festival inter-national de Spoletto en Italie. « Encountee » est créé sur une musique de Soulima Stra-vinsky, fils d’Igor Stravinsky, pour le Sarasota ballet en Floride. « Bonjour Brel », une autre de ses créations, sera interprétée par les danseurs étoiles du Ballet Bolshoi de Mos-cou. De 1976 à 1989, il est acclamé dans les plus grands festivals du monde.
Eddy Toussaint quitte le Québec en 1990 pour diriger le Sarasota ballet de Floride. Il créé en 1994 le « Ballet Eddy Toussaint USA » et « L’école de danse Eddy Toussaint ». Entre 2003 et 2006, il a siégé au Conseil des arts de la ville de Houston aux États-Unis. Il a été aussi juge pour le American Youth Ballet compétition de New York. Durant les années 1990, Eddy Toussaint supporte la création des Grands Ballets d’Haïti et a aussi inauguré aux États-Unis un programme de sept ans pour aider à la formation des enfants talentueux des classes défavorisées.
Eddy Toussaint a trouvé le souci de vulgariser la danse auprès du public populaire. Sa démarche artistique est celle d’une ouverture au diverses traditions de danse. Il a toujours eu le souci de maintenir ses contacts avec la communauté haïtienne. Il recevait ainsi en 1982 le Prix Mérite Artistique de la Maison d’Haïti.
5. EN GUISE DE CONCLUSION
Les créateurs d’origine haïtienne, à travers leurs œuvres, livres, films, musiques, à tra-vers le temps et l’espace, nous ont aidés à traverser le siècle. Ils nous ont aidés dans notre parcours dans ce pays de neige, à travers leurs interrogations, à définir notre double identi-té haïtienne et québécoise. Une identité partagée entre l’amour et le souvenir du pays natal et notre nouvelle terre d’accueil. Une identité où se mélangent les traditions haïtiennes et les apports nord-américains. Au contact des créateurs québécois, c’est désormais dans une langue métissée, avec des sons nouveaux, que nos créateurs s’expriment. Durant notre voyage de plus de soixante quinze ans au Québéc, nous sommes devenus, pour reprendrel’expression d’Émile Ollivier, des étrangers du dedans. Edouard Wooley, CarmenBrouard, Ghislaine Charlier, Anthony Phelps, Émile Ollivier, Eddy Toussaint, Dany Laferrière, Stanley Péan, Marie-Célie Agnant, Jan Dominique, Luck Merville, Anthony Kavanagh, Harold Faustin, Widemir Normil, Mireille Métellus, Nono Lamy, Jo Trouil-lot, tous ces noms et tant d’autres avec des talents littéraires nous font encore rêver. Le pays d’accueil est devenu le lieu d’un nouvel enracinement. Montréal, cette ville ouverte à toutes sortes d’expérimentations, nourrit un nouvel imaginaire qui prend de plus en plus de place dans les créations des jeunes Québécois d’origine haïtienne.
Aujourd’hui, avec des talents comme Mélanie Renaud, la soprano Marie-Josée Lord, la cinéaste Maryse Legagneur, récipiendaire du Prix Claude Jutra en 2006, des comédiens comme Frédéric Pierre, Didier Lucien, Frantz Benjamin – poète, animateur culturel mais aussi commissaire scolaire et président du Conseil interculturel de Montréal – la relève semble assurée. Mais nous ne pourrons jouer un rôle à la mesure des talents dans notre communauté que si nous soutenons nos institutions culturelles, nos maisons d’édition, de production, et si nous nous dotons d’institutions culturelles majeures. Nos créateurs durant toutes ces années ont su avec leurs œuvres nous initier, d’Haïti au Québec, à un long voyage dans le temps et l’espace. Avec leurs mots, leurs sons, leurs notes, leurs ima-ges, leurs couleurs, ils et elles ont créé des univers où se côtoient l’humour, la dérision, la tendresse, mais aussi la révolte et la souffrance. Nos artistes, poètes, cinéastes, romanciers et romancières, nos conteuses ont accompagné chaque génération d’Haïtiens à prendre pied et à s’enraciner dans ce pays devenu nôtre.
Biographie de Frantz Voltaire
Frantz Voltaire, né en Haïti, a fait ses études universitaires à Santiago du Chili et à Montréal. Il a enseigné à l'Université du Québec à Montréal, à l’Université NationaleAutonome de Mexico, à l'Université du Chili à Santiago et à l'Université d'État d'Haïti. Il a reçu plusieurs bourses (Nations Unies, bourse d'Excellence de l'Université de Montréal, du Ministère Japonais des Affaires Étrangères du Japon etc.). Il a publié plusieurs études dont « Structure agraire et tenure foncière en Haïti », « Le problème de l'habitat en Haïti », « Haïti, crise structurelle et tutelle internationale ». Directeur fondateur du CIDIHCA, il a été consultant pour les Nations Unies, l'OEA, l'ACDI. Il a été chef de cabinet du Premier ministre Robert Malval de 1993 à 1994. Il a participé à de nombreuses émissions de radio et de télé (Radio Canada, Télé Québec, CBC, TVA, etc.). Il a été le commissaire de plu-sieurs expositions à la Bibliothèque Nationale d'Ottawa, à la Bibliothèque Nationale du Québec, à l'Université Concordia, à l’UQÀM, à l'Université de Toronto, à la Bibliothèque Publique de Vancouver. Il a été membre de jurys de cinéma à Genève, Marseille, La Havane, Martinique, Seychelles. Il a donné des conférences et participé à de nombreux séminaires dans différents pays. Il a produit et réalisé 5 documentaires pour lesquels il a reçu des prix, dont le prix Cora Coralina du Brésil pour « Port-au-Prince, ma ville », le prix de l’ONF pour « Les Chemins de la Mémoire » et le Sunshine Awards de New York pour « Au nom du père… Duvalier ». Il dirige actuellement le Festival des films sur les droits de la personne de Montréal affilié au réseau international de films sur les droits de la personne et les Éditions du CIDIHCA.
Par Frantz Voltaire et Stanley Péan1
1. INTRODUCTION
Par hasard, par nécessité, et par volonté se sont fixés, en même temps, ici, depuis les années 1930, mais surtout à partir des années 1960, des poètes, romanciers, cinéastes, éditeurs, critiques, musiciens (compositeurs et interprètes de musique aussi bien savante que populaire) en très grand nombre. Dans aucune autre ville de la diaspora haïtienne, ni à Paris, ni à New York, ni à Miami ou Boston, il n’y a une telle concentration de producteurs de signes d’origine haïtienne. Leurs œuvres créées au Québec constituent un patrimoine extrêmement important. Et pourtant cette production reste encore aujourd’hui mal connue ou inconnue. Nous avons voulu, dans ce texte, remédier à cette lacune, en proposant au lecteur un parcours chronologique de trois générations de créateurs haïtiens au Québec.
Les œuvres de ces créateurs ont contribué à enrichir le patrimoine culturel du Québec. En effet, les créateurs d’origine haïtienne, dès leur arrivée au Québec, ont participé de façon remarquable à la vie culturelle québécoise.
Ce texte se présente comme un voyage dans le temps, et propose un inventaire qui, quoique non exhaustif, est représentatif de la richesse et de la diversité des apports des créateurs haïtiens à la vie culturelle de leur pays d’adoption depuis les années 1930. Des années 1930 à 2006, les créateurs haïtiens ont su tisser des liens très profonds avec leurs collègues québécois.
Trois moments de cette histoire qui dure depuis près de 75 ans. D’abord les années 1930 où se tissent les premières relations culturelles avec l’élite culturelle canadienne-française. Le deuxième moment s’organise autour des années 1960 au cours desquelles de nombreux intellectuels, artistes et écrivains arrivent à Montréal, fuyant la dictature des Duvalier. Le dernier moment voit, avec la chute de la dictature des Duvalier, le Québec devenir la nouvelle terre d’enracinement.
1 Voir biographie
2.PREMIERE PERIODE, 1930–1958 : FRANCOPHONES ET CATHOLIQUES
Un professeur d’origine haïtienne, retraité de l’Université Laval, Daniel Gay, signalait la présence documentée au Québec de trois immigrants de Saint-Domingue, dont deux à Québec (1728 et 1729) et un à Montréal en 1778. Au 19e siècle, deux autres personnes originaires de Port-au-Prince deviennent des résidents au Canada dont l’un à Montréal en 1816 et un autre en 1820 au Québec. Pendant tout le 19e siècle, les relations entre Haïti et le Canada restent sporadiques. En 1909, Benito Sylvain, essayiste haïtien, visite le Québec et donne des conférences à Montréal.
À partir de 1914, avec les débuts de la première guerre mondiale, des religieux canadiens s’installent en Haïti. Parmi ces premiers missionnaires, on note la présence de sœur Elysabeth, tante de la grande romancière canadienne Nancy Houston.
Les élites culturelles canadiennes françaises et haïtiennes partagent à l’époque les mêmes valeurs, elles sont francophiles et catholiques : communautés de langue et de religion sont les deux axes autour desquels s’articulent les rapports entre Haïti et le Québec. Dantès Bellegarde, historien, essayiste et homme politique haïtien, établit une longue correspondance avec des hommes politiques Québécois comme Ernest Lapointe et des historiens comme Robert Rumilly. Dantès Bellegarde voit dans une alliance avec le Canada-français un des moyens d’assurer, face à l’hégémonie américaine, la modernisation d’Haïti. Pour Bellegarde, la province du Québec est l’endroit au monde où Haïti jouit du plus de sympathie.
Pour l’abbé Gingras, les Haïtiens et les Canadiens-français étaient « français par la langue et la culture, chrétiens par la foi... » (1941). Au Québec, un groupe d’étudiants catholiques haïtiens animés par Philippe Cantave, futur ambassadeur d’Haïti au Canada fait pression pour formaliser les relations entre le Canada et Haïti. C’est ainsi qu’en 1937 s’établissent les relations diplomatiques entre les deux pays.
Philippe Cantave sera en 1937 l’organisateur d’une croisière canadienne en Haïti. Parmi les participants à ce voyage, le recteur de l’Université Laval, Mgr Cyrille Gagnon et Jules Massé, président de la « Société du bon parler français ». Ils rencontrent, lors de leur séjour en Haïti, des dirigeants politiques, des autorités religieuses, des écrivains. En 1938, lors de la croisière suivante, le grand botaniste canadien-français, le frère Marie Victorin ainsi que l’abbé Gingras visitent Haïti. Celui-ci, à son retour, fonde l’année sui-vante le comité Canada – Haïti en vue de resserrer les liens spirituels et culturels entre les deux pays. L’église québécoise est encouragée à venir en Haïti. C’est ainsi que, dans le diocèse des Cayes, Mgr Louis Collignon est nommé à la tête du diocèse. Les communau-tés religieuses canadiennes s’installent en Haïti à partir de 1941. À la fin des années 1950, deux des cinq diocèses en Haïti auront comme titulaires des Canadiens-français, Mgr Albert Cousineau au Cap et Mgr Louis Collignon aux Cayes.
En 1943, le professeur de littérature de l’Université Laval, Auguste Viatte, est invité en Haïti pour participer à la formation de professeurs du secondaire durant un cours d’été.Il y rencontre Aimé Césaire et se lie d’amitié avec les écrivains haïtiens. À son retour au Québec, il fera connaître les œuvres des écrivains haïtiens. Plusieurs étudiants rentrent en Haïti après leurs études, mariés à des Québécoises. En Haïti, Michelle Bélance, canadienne-française, femme du poète surréaliste René Bélance, publie ses textes sous le pseudonyme de Michèle Hiver et fait découvrir aux écrivains haïtiens la littérature canadienne-française.
En 1943, le président Élie Lescot visite le Canada, mais ce ne sera qu’en 1954, lors de la visite du Président Magloire, que les deux pays procéderont à des échanges d’ambassadeurs. Jacques Léger sera ainsi le premier ambassadeur haïtien à Ottawa. Parmi les figures marquantes de l’époque, Philippe Cantave finira sa carrière au Canada comme ambassadeur, Robert Wilson mènera à Québec une carrière d’écrivain, d’homme de radio et de caricaturiste.
Le Dr Gérard Bastien s’établit à Toronto en 1959. Il y dirigera quatre cabinets de den-tistes, à Toronto, Agincourt, Scarborough et Québec. Il sera consul honoraire d’Haïti et du Sénégal, président de la Maison française de Toronto. Il est un des fondateurs de la Socié-té de musique de chambre du Québec.
Une des figures importantes de l’époque est le ténor Édouard Wooley, qui fondera aussi le studio d’art lyrique en 1942 et aura comme étudiants les grands chanteurs lyriques québécois Joseph Rouleau et André Turp. En 1948, il devient le directeur artistique de l’Opéra National du Québec. Il compose aussi plusieurs œuvres dont une suite pour violon et piano en 1958. De 1971 à 1975, il dirige le Conservatoire National. Il enseigne aussi l’histoire de l’art au CEGEP du Vieux-Montréal. Il meurt à Miami en 1991. Durant la guerre, des étudiants haïtiens viennent étudier au Québec; parmi eux le père Antoine Adrien, futur Supérieur des Spiritains. À la chute de son gouvernement en 1946, le président Élie Lescot part en exil au Canada. Sa fille Éliane se révélera une cantatrice remarquée par la critique québécoise. À sa suite, quelques familles comme les Rouzier s’installent au Québec et y font souche. Dans les années 1950, plusieurs étudiants haïtiens fréquentent les collèges classiques du Québec; c’est ainsi que le Dr Max Dorsinville, professeur à la retraite de l’Université McGill, écrivain et critique littéraire, terminera ses études classiques au collège Saint-Laurent, et une partie de ses études universitaires à Sherbrooke avant de compléter son doctorat à New York.
En 1951, Anthony Phelps (voir biographie à la fin du chapitre), invité par Rina Las-nier, étudie la céramique avec Jean Cartier à l’École du meuble, et la sculpture avec Pierre Normandeau à l’école des Beaux Arts de Montréal. Il se lie d’amitié avec Yves et Mi-chèle Thériault. Il apprend les techniques de l’écriture radiophonique avec le romancier Yves Thériault. À la demande de Guy Beaulnes, il écrit Rachats qui sera mise en ondes à Radio-Canada en 1952.
De retour en Haïti, Anthony Phelps fonde avec Davertige, Serge Legagneur, Roland Morisseau, René Philoctète, le groupe Haïti Littéraire en 1961. Entre 1961 et 1964, il anime avec Émile Ollivier (voir biographie à la fin du chapitre) la troupe de comédiens Prisme, et réalise des émissions hebdomadaires de poésie et de théâtre à la station de Radio Cacique. Il popularise auprès du public haïtien les textes d’écrivains québécois comme Yves Thériault, Rita Lasnier, Pierre Perrault, Anne Hébert, etc. Après un séjour en prison sous Duvalier, il est contraint à l’exil. À l’invitation d’Yves et de Michèle Thériault, il s’installe à Montréal en mai 1964.
3. LES CREATEURS DE L’EXIL :1957 –1986
Avec l’arrivée au pouvoir en 1957 de François Duvalier débute une période sombre de l’histoire d’Haïti. Des milliers d’exilés arrivent au Canada par vagues successives. Comme le souligne le poète Serge Legagneur, « La charge impitoyable de l’histoire, une fois de plus, aura éparpillé les hommes comme on jette les dés. Des lieux abyssaux, de l’utérus comme de sa terre; du sang comme d’une nostalgie, mots et gestes s’inspirent tantôt pour édifier, tantôt pour donner suite et sens… ».
L’arrivée dans une ville aussi vibrante et active que Montréal va nourrir un imaginaire urbain qui prendra une place importante dans l’inconscient des créateurs haïtiens exilés à Montréal. C’est une ville en pleine mutation et un Québec en pleine effervescence que découvrent les Haïtiens fuyant une dictature sanguinaire. Parmi ceux qui arrivent au Québec on retrouve de nombreux professionnels enseignants, médecins, ingénieurs, infirmières mais aussi des créateurs, poètes, écrivains, musiciens, chorégraphes.
Le jeune Eddy Toussaint (voir biographie à la fin du chapitre) s’installe en 1957 avec sa famille à Montréal; il y poursuivra ses études en danse commencées en Haïti avec la chorégraphe afro-américaine Lavinia Williams. À Montréal, il suit les cours des grands professeurs de l’époque comme Eva Von Genscy et Zeda Zare des Grands ballets canadiens.
Anthony Phelps s’installe à Montréal en 1964. Il est bientôt rejoint par ses camarades d’Haïti littéraire, Serge Legagneur, Roland Morisseau. Les plus jeunes, comme Émile Ollivier et Jean-Richard Laforest, arriveront un peu plus tard. Avec Émile Ollivier, Anthony Phelps fait du théâtre radiophonique à Radio-Canada; il joue au théâtre de l’Estoc à Québec et fait de la photo. En décembre 1965, il rentre comme journaliste à Radio-Canada où il y reste jusqu’à sa retraite en 1985.
Le Perchoir d’Haïti de Montréal
Le Montréal des années 1960 est en pleine effervescence. C’est un pôle d’attraction pour de nombreux artistes haïtiens comme Guy Durosier, Fito Pereira, Nono Lamy, Jo Trouillot, Kesner Hall, Chico Simon. Un producteur haïtien, Carlo D’Orléans Juste, fils d’un des dirigeants du Parti communiste haïtien, D’Orléans Juste, vient d’ouvrir un res-taurant-bar haïtien, Le Perchoir d’Haïti, sur la rue Meltcafe à Montréal. Très vite, le Per-choir devient le lieu de rencontre des exilés haïtiens. Les Montréalaises et les Montréalais y découvrent la cuisine et la musique haïtiennes et dansent au son des rythmes latins des formations musicales haïtiennes. Anthony Phelps organise très vite Les Lundis du Per-choir avec Serge Legagneur, Roland Morisseau et Gérard V. Etienne. Tous les lundis, poètes haïtiens et québécois se retrouvent pour la lecture de leurs poèmes. Tous les écri-vains marquants du Québec, Gaston Miron, Paul Chamberland, Raoul Duguay, Denise Boucher, Nicole Brossard, Gilbert Langevin, Juan Garcia, Michel Beaulieu et d’autres participeront à ces soirées.
En 1966, Anthony Phelps enregistre son poème « Mon pays que voici ». Cette édition sonore contribuera à le faire connaître au Québec, dans la diaspora haïtienne et en Haïti où le disque circule clandestinement. Phelps devient la voix des Haïtiens, privés de parole par un dictateur fantasque. La maison de Phelps devient un lieu de rendez-vous pour des artistes mais aussi de vieux compagnons de la résistance comme Raymond Jean-François qui sera assassiné en Haïti en 1969. À la même période, les réfugiés politiques tels que le philosophe Max Chancy, sa femme Adeline Magloire, le Dr Yves Flavien, des écrivains comme Franck Fouché ou Regnor Bernard, l’historien Claude Moïse se retrouvent à Montréal. Des intellectuels et professionnels Haïtiens après leurs études en Europe ou aux États-Unis commencent à migrer à Montréal. C’est ainsi que Georges Anglade, Cary Hector et Daniel Holly se retrouvent professeurs à l’UQÀM.
Gérard Étienne qui a entrepris des études à l’Université de Montréal fréquente les mi-lieux littéraires et politiques québécois. Il militera même au RIN (Rassemblement pour l’Indépendance Nationale). Ses études l’amèneront à Strasbourg où il soutient une thèse de doctorat sur le créole d’Haïti. Il se convertira au judaïsme après son mariage avec Na-tania. Il quitte alors Montréal pour Moncton où il poursuivra une carrière de professeur d’université, de journaliste et d’écrivain jusqu’à sa retraite.
Étienne affirme que « c’est en lisant des auteurs québécois comme Marie-Claire Blais, Réjean Ducharme, Jacques Godbout, Hubert Aquin, etc. qui ne font aucune concession dans l’expression de la réalité que je suis venu au roman ». Il écrit que « cette espèce de liberté que je prends pour faire éclater le langage comme je le fais, ça me vient du Québec ».
L’Exposition universelle de 1967 à Montréal, avec la publicité faite à la présence haïtienne avec un pavillon à Terre des Hommes, incite plusieurs jeunes Haïtiens à venir étudier au Québec. En 1969. Duvalier écrase la résistance animée par le Parti communiste haïtien et envoie aussi en exil plusieurs prêtres progressistes dont le père Max Dominique, un des critiques littéraires les plus importants d’Haïti ainsi que le père Paul Déjean.
La troupe Kouidor, créée à New York, présente dans cette ville son premier spectacle au « Brooklyn Academy of Music » le 20 septembre 1969. Ce spectacle « Les Puits Er-rants » était une présentation du disque d’Anthony Phelps, de Jean-Richard Laforest et d’Émile Ollivier, Pierrot le noir, réalisé à Montréal. Kouidor sera une expérience intéres-sante de collaboration entre Montréal et New YorK. Syto Cavé, metteur en scène, comé-dien et poète présentera régulièrement ses pièces à Montréal ainsi d’ailleurs qu’HervéDenis. À Montréal, Jean Richard Laforest, Rosie Gauthier, Jean Coulanges seront asso-ciés à l’expérience Kouidor.
Du 6 au 9 mai 1970, le 2e symposium international sur Haïti, organisé sous les auspices du département d’anthropologie de l’Université de Montréal et du Centre d’études haïtiennes de New York, a eu lieu à Montréal sous le thème « Culture et développe-ment »; il a permis de réunir pour la première fois des intellectuels haïtiens de la diaspora. Six mois plus tard sort le premier numéro de « Nouvelle Optique », revue haïtienne publiée à Montréal et dont le titre fait référence à l’ancienne revue culturelle de l’Institut français d’Haïti, « Optique ». Dans son premier numéro, « Nouvelle Optique » se définit comme une revue de recherches haïtiennes et caraïbéennes. Les principaux animateurs de la revue seront l’éditeur Hérard Jadotte, le poète Jean Richard Laforest, Colette Pasquis, Émile Ollivier. On y retrouvera des articles de Suzy Castor, professeure au Mexique, de Renaud Bernardin, du comédien Hervé Denis, de Karl Lévêque et des textes poétiques de Serge Legagneur, de Georges Castera. Neuf numéros seront publiés avant la disparition de la revue et sa transformation en maison d’édition dirigée par Hérard Jadotte avec Jean Richard Laforest.
En 1971, Paul Déjean quitte la Suisse et vient s’établir à Montréal où il retrouve le philosophe et activiste jésuite haïtien Karl Lévêque ainsi que l’ancien prêtre Joseph Au-gustin qui avait transformé la liturgie catholique en Haïti avec l’introduction du tambour et des chants créoles. Ils formeront la communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal en 1972. Tout un groupe de catholiques progressistes gravitera autour du Bureau de la Communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal dont les professeurs d’université Fran-klyn Midy et Ernst Jouthe, ainsi que Renée Condé, des jeunes comme le poète Robert Oriol, le sociologue Jean-Claude Icart et le géographe Roger Edmond.
En 1972, c’est la création par un groupe de jeunes étudiants dont Charles Tardieu (éditeur) et Yolène Jumelle de La Maison d’Haïti, vite devenue un centre d’attraction pour les jeunes progressistes laïcs. C’est ainsi qu’autour des aînés comme Max et Adeline Chancy, et le Dr Gresseau, se retrouvent des jeunes qui seront très actifs dans le milieu culturel montréalais comme la comédienne Mireille Métellus, une des animatrices du programme « Ti pye zoranj monte ». On y retrouvera aussi Maguy Métellus et Marjorie Villefranche.
À partir de 1975, plusieurs émissions régulières de radio et de télévision communau-taire voient le jour. Karl Levêque sera d’ailleurs un des pionniers de la radio et de la télé-vision communautaire à Montréal. Radio Québec présentera un programme « Planète créole » avec le réalisateur Roland Paret, cinéaste haïtien qui a émigré au Québec après ses études de cinéma à Lodz en Pologne.
Nouvelle Optique et CIDHICA
La revue « Nouvelle Optique » continue de jouer un rôle important dans la diaspora. Après sa transformation en maison d’édition, le « Collectif Paroles », édité à Montréal, sera la principale revue de la diaspora haïtienne. Animé par Émile Ollivier et Claude Moise, le « Collectif Paroles » sera jusqu’en 1986 un des lieux privilégiés d’expression de la communauté haïtienne de Montréal.
Avec la fermeture du Centre de recherches caraïbes de l’Université de Montréal, plusieurs jeunes associés au centre, dont Frantz Voltaire et Rulx Léonel Jacques, et des jeu-nes universitaires comme Marie Josée Péan, Viviane Ducheine et Lélia Lebon, décident de fonder en 1983 le CIDIHCA. Ce nom est tout un programme puisque le Centre se voulait tout à la fois haïtien, caraïbéen et afro-canadien. Émile Ollivier ne marchandera pas sa collaboration au centre puisqu’il deviendra membre de son conseil d’administration. Il en sera de même des anciens du Centre de recherches caraïbes comme Serge Larose et Carolyn Fick, ainsi que le géographe et poète québécois Jean Morisset tout comme Georges Anglade de l’UQÀM.
De 1980 à 1985, des congrès, des expositions, des colloques ont lieu à Montréal. En octobre 1980, le festival culturel « Diaspora 1 » rassemble à Montréal, du 10 au 12 octo-bre, plus de 5000 personnes. Les participants viennent non seulement du Québec, mais aussi de toutes les villes américaines (Boston, New York, Miami), d’Europe, de Cuba et même d’Haïti. Diaspora 1 a été l’occasion d’ouvrir le premier grand débat sur l’avenir de la culture haïtienne. Les musiciens haïtiens du Québec comme Marc Yves Volcy, Geor-ges Rodriguez ou Roro d’Haïti, le conteur Haïtien de Boston Jean Claude Martineau, côtoyaient le cinéaste haïtien Rassoul Labuchin, réalisateur du premier film de fiction haïtien, Anita, ainsi que des écrivains comme Émile Ollivier, des historiens comme Claude Moïse, des universitaires comme Georges Anglade et Daniel Holly.
En 1984, le CIDIHCA organisait un grand colloque à l’Université de Montréal sur le thème « Ethnicité, Racisme et Société », du 9 au 11 novembre 1984. Un grand spectacle musical était réalisé à cette occasion avec la participation, entre autres, du pianiste Oliver Jones, des chanteurs Marc Yves Volcy et Ranee Lee, du contrebassiste Charlie Biddle.
Frantz Voltaire crée à la suite de la fermeture de « Nouvelle Optique », « Les Éditions du CIDIHCA » qui deviendront la principale maison d’édition de la dias-pora. Jean Richard Laforest de « Nouvelle Optique » en sera le directeur littéraire. « Les Éditions du CIDIHCA », avec vingt ans d’existence et un catalogue de plus de 400 titres, demeurent une référence dans l’édition haïtienne.
L’émergence de talents littéraires et artistiques
En 1985, une grande exposition d’art et d’instrument de musique haïtienne était orga-nisée à l’UQÀM. Les années d’avant la chute de la maison Duvalier voient l’émergencede cénacles littéraires dont le café Thélème animé par Étienne Télémaque, Lélia Lebon et surtout Dany Laferrière (voir biographie à la fin du chapitre). C’est d’ailleurs en 1985 que paraît le premier roman de Dany Laferrière « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ». Ce sera un événement important de la saison littéraire au Québec.
Durant toutes ces années, la figure culturelle dominante à Montréal est celle d’Émile Ollivier (voir biographie à la fin du chapitre). Installé à Montréal, menant de front plu-sieurs activités, il est professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, publie des essais et des articles dans le domaine de l’éducation. Il rédige des rapports techniques, participe à des colloques et à des activités scientifiques. Beaucoup de jeunes universitaires haïtiens travaillent avec lui. Il est engagé socialement et politique-ment avec la publication d’articles de combat et des essais sur la situation haïtienne, au « Collectif Paroles ». Il est aussi un romancier avec « Paysages de l’aveugle » (1977) et surtout son roman publié à Paris « Mère solitude » (1983). Émile Ollivier est aussi un rassembleur : les écrivains et les artistes haïtiens de passage trouvent sa maison ouverte et sa cuisine raffinée. Les vendredis soir, il anime un café littéraire qui fera l’objet d’une publication posthume « La Brûlerie ». Homme généreux et ouvert, il est à l’écoute de toutes les générations.
Les années 1980 sont aussi celles de l’affirmation d’une nouvelle génération de créateurs. Dans la communauté haïtienne, de nouveaux noms émergent comme Jean Jonas-saint, poète, critique littéraire et aussi éditeur avec la création d’une revue littéraire « Déri-ves »; Edgar Gousse, poète, critique et aussi éditeur avec la création de la « Revue des Trois Amériques »; Alix Renaud, poète et romancier qui signe avec « À corps perdu », publié initialement chez « Nouvelle Optique » puis repris chez Balzac, l’un des plus im-portants textes érotiques jamais écrits par un auteur haïtien.
Dans le monde de la musique, les années 1980 voient l’affirmation de nouveaux ta-lents dans la communauté avec Marc Yves Volcy, Eddy Prophète, Georges Rodriguez, Harold Faustin. En matière de musique classique haïtienne la création de la « Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne » trouve en Claude Dauphin, musicolo-gue, musicien et professeur d’université, un infatigable animateur. Il organise avec la société des concerts, produit des disques et cassettes pour diffuser la musique savante haïtienne. Après son doctorat à Budapest, il enseigne à l’UQÀM et continue ses recher-ches et ses publications.
4. TERMINUS QUEBEC :1986 –2006
Terminus Québec, ce titre marque le lieu d’une rupture. Il est à la fois un aboutisse-ment et un avènement. En effet, la chute du régime des Duvalier, le 7 février 1986, mar-que un tournant important dans l’histoire de la communauté haïtienne du Québec. Le retour en Haïti des grandes figures de la communauté, comme Paul Déjean, Max et Ade-line Chancy, marque la fin de l’exil. À partir de 1986, de nouvelles voix émergent dans la communauté. La relève est certes solidaire du pays natal mais son projet est de s’approprier le Québec, d’y trouver sa place.
Les institutions culturelles communautaires, un moment affaiblies, vont redéfinir leurs missions, se donner des dirigeants plus consensuels. De nouvelles institutions voient le jour, marquant aussi la volonté de la génération née ou ayant grandi au Québec d’affirmer sa présence. C’est ainsi que, dès 1992, un groupe de jeunes liés au CIDIHCA et animés par Dominique Ollivier, aujourd’hui directrice de l’Institut canadien d’éducation des adultes, Alix Laurent directeur de l’École supérieure des ballets de Montréal et l’artiste Marie Denise Douyon créent « Images Interculturelles ». En 2003, l’écrivain Rodney Saint-Eloi, après avoir été directeur littéraire du CIDIHCA, crée la maison d’édition « Mémoire d’Encrier » qui, en trois ans, est devenue le fleuron de l’édition littéraire haï-tienne avec un catalogue remarquable.
La création de « Plume et Encre » par Théo Achille, avec près d’une vingtaine de titres, et plus récemment la création des Éditions du Marais par Natania Etienne, sont des signes de la vitalité de la vie littéraire haïtienne. Les « Éditions Caliban » d’Anthony Phelps ont relancé la publication sur cédérom d’anthologies et de textes poétiques. D’autres petits éditeurs continuent d’éditer des livres spécialisés dans l’économie ou en-core en créole. Gérard Montès continue de publier des livres d’histoire, des textes en créole pour la communauté haïtienne.
La création d’un centre culturel haïtien comme « La Perle retrouvée » est aussi un in-dicateur de la vitalité de la vie culturelle haïtienne dans la métropole québécoise.
Les deux faces de Janus
« Québécois le jour et Haïtien la nuit », comme se plaisait à le répéter Émile Ollivier. Si les créateurs d’origine haïtienne se sont intégrés au cours des vingt dernières années dans les institutions culturelles québécoises et canadiennes, ils continuent dans une sorte d’aller-retour de participer aux activités culturelles haïtiennes.
Dans les années 1990, les Éditions du CIDIHCA obtiennent l’agrément du ministère de la culture du Québec et le soutien du Conseil des arts du Canada et de la Sodec. En 1986, l’éditeur Frantz Voltaire sera le premier membre haïtien nommé au Conseil des artsde la Communauté urbaine, de Montréal. Émile Ollivier et Dany Laferrière seront nommés successivement au Conseil des arts de Montréal. Ce dernier en est aujourd’hui le vice-président.
Les créateurs haïtiens participent de plus en plus à l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ), le poète Joel Des Rosiers en a été le vice-président. Le président actuel de l’UNEQ est le romancier Stanley Péan (voir biographie à la fin du chapitre). Les écrivains haïtiens voient leurs œuvres récompensées par des prix littéraires, Émile Ollivier et Joel Des Rosiers recevront le Grand prix littéraire de la Ville de Montréal alors que Dany Laferrière recevra en 2006, pour son roman jeunesse, le plus prestigieux prix litté-raire au Canada, celui du Gouverneur Général.
Anthony Phelps reste le doyen des lettres haïtiennes. Il vient de publier chez Leméac en 2006 son roman « La contrainte de l’inachevé » qui traite de l’impossibilité d’une réinsertion en Haïti.
La publication du premier recueil de nouvelles de Stanley Péan, « La plage des son-ges », en 1988 aux Éditions du CIDIHCA constituait déjà, pour reprendre les mots de Jean Morisset en 1989, « un des jalons extrêmement importants d’une nouvelle littérature. Celle où l’exil des Amériques venues s’échouer sur les plages émergées du Québec est en passe de produire, en dehors de toute planification, une parole et une sensibilité qui, projetées dans un au-delà de ce pays, en constituent déjà l’une des expressions les plus riches de promesses. »
Aujourd’hui au Québec, les publications de dizaines d’écrivains, hommes et femmes d’origine haïtienne de plusieurs générations, montrent la vitalité de notre communauté. Des écrivains de sensibilité différente tels Gary Klang, Roland Paret, Joel Des Rosiers, Robert Oriol, Lenous Surpris, Frantz Benjamin, Jean-Marie Bourjolly, les frères Nelson (Saint-John et Saint-Valentin Kauss), Théo Achille, Jean Jonassaint, Eddy Garnier, Geor-ges Anglade, Gérard Étienne, Roger Edmond, Rodney Saint-Eloi et tant d’autres témoi-gnent de notre présence au monde.
Gyslaine Charlier, la doyenne des écrivaines d’origine haïtienne, continue de publier. Des voix de femmes s’affirment de plus en plus avec talent, comme Jan J. Dominique, Marie Josée Glémaud, Stéphane Martelly, Joujou Turenne, Marie Sœurette Mathieu, sans oublier Marie-Célie Agnant, qui a vite fait de s’affirmer comme une voix essentielle dans les domaines de la poésie (Balafres), de la nouvelle (Le silence comme le sang), du roman (Le livre d’Emma) et même de la littérature pour la jeunesse (Alexis d’Haïti)
Cinéma , télévision , théâtre, arts de la scène
Dans les années 1950, Edouard Wooley avait participé à des émissions de radio et de télévision. Roberto Wilson au Québec avait animé des émissions radiophoniques. Antho-ny Phelps crée « Rachats » mis en ondes à Radio-Canada en 1952. En 1965, il fait duthéâtre radiophonique à Radio-Canada avec Émile Olliver et joue au théâtre de l’Estoc.
De 1969 aux années 1990, l’expérience des comédiens haïtiens se limite à jouer pour la communauté. Les comédiens de Kouidor ou de la troupe Hervé Denis viennent de New York ou d’Haïti. C’est à partir des années 1990 que les comédiens et les comédien-nes d’origine haïtienne commencent à jouer dans le théâtre professionnel québécois. Aujourd’hui, plusieurs mènent une carrière professionnelle comme Widemir Normil, Néfertâri Belizaire, Mireille Métellus, Didier Lucien ou Fréderic Pierre.
Dans le champ télévisuel, Roland Paret a travaillé comme réalisateur et comme scéna-riste à Radio-Québec; il se consacre aujourd’hui à l’écriture de romans. Carl Lafontant continue à produire des documentaires en Haïti. Laurence et Rachel Magloire, Frantz Voltaire, Didier Berry et Germain Gervais produisent des documentaires.
Parmi les jeunes talents, Maryse Legagneur et Judith Bres aujourd’hui à l’Office na-tional du film du Canada ont réalisé des documentaires sur la communauté haïtienne qui ont reçu des prix. Anthony Phelps a participé à un film réalisé par Gérard Lechêne. Mi-chaelle Jean, journaliste vedette à Radio-Canada a participé à plusieurs documentaires avec son mari, le réalisateur Jean Daniel Lafond. Stanley Péan a participé à titre de coscé-nariste, narrateur et personnage au film « Carnets d’un Black » du documentariste québé-cois Pierre Bastien, tourné en Haïti en 1998; Péan a également signé un tiers des épisodes de « 11, Somerset », une série de suspense et mystère diffusée en 2004 à Télé-Québec.
Dany Laferrière sera le seul à s’être attaqué à la fiction avec son film « Comment conquérir l’Amérique en une nuit » en 2004, primé au festival des films du monde de Montréal et au festival du film francophone de Namur en Belgique. Il avait travaillé sur les scénarios des films tirés de ses romans « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » et « Le Goût des jeunes filles ». En 2006, Laurent Cantet réalise un film « Vers le sud » tiré de trois de ses nouvelles.
La présence haïtienne se fait de plus en plus sentir dans les arts de la scène. En effet, à la fin des années 1990, plusieurs figures d’origine haïtienne seront présentes sur la scène artistique québécoise. Marie Josée Lord, soprano d’origine haïtienne, mène une carrière qui l’emmène de Québec à Montréal et sur les scènes internationales.
D’autres artistes comme la chanteuse Emeline Michel ou le guitariste de jazz Harold Faustin, le bassiste, vibraphoniste et percussionniste Éval Manigat, le pianiste Eddy Pro-phète et la jeune chanteuse de jazz Rachel Jeanty mènent une carrière professionnelle.
Dans le domaine du show business, ce sont Mélanie Renaud et Luck Mervil qui triomphent sur la scène et à la télévision québécoise. Les animateurs Ralph Boncy et Herby Moreau sont présents dans les médias québécois.
Mais ce sera Anthony Kavanagh (voir biographie à la fin du chapitre), humoriste, chanteur, comédien, qui deviendra une vedette tant au Québec qu’en France et en Europe, avec un spectacle présenté plus de 500 fois à travers la francophonie et des ventes de plus de 225 000 exemplaire de son DVD Anthony Kavanagh.
Une figure singulière
Eddy Toussaint fonde dans les années 1972 avec Eva Von Genscy et Geneviève Sa-baing « Les ballets jazz de Montréal ». Il en sera le danseur étoile et le chorégraphe rési-dent. En 1974, il fonde sa propre compagnie, « Les ballets Eddy Toussaint de Montréal » et « L’école Eddy Toussaint ». Il forme des danseurs et des danseuses de qualité interna-tionale, comme Annick Bissonnette et Louis Robitaille qui, après avoir été les danseurs étoiles de sa troupe, deviendront les danseurs étoiles des Grands ballets canadiens.
Eddy Toussaint a monté la chorégraphie de plus d’une centaine de ballets dont « Dan Ballah » inspiré du folklore haïtien et créé pour le programme d’art de la culture des Jeux olympiques, « Rose Latulipe » filmé par Radio-Canada en 1979. « Alexis le trotteur » est créé pour le Ballet de Montréal en 1978, sur un thème folklorique québécois. « Un simple moment » (pas de deux), une autre chorégraphie, gagne la médaille d’or de la meilleure chorégraphie contemporaine au premier festival de ballet en 1984 à Helsinki en Finlande.
« The Mozart Requiem » en 1985 est filmé par la télévision italienne au festival inter-national de Spoletto en Italie. « Encountee » est créé sur une musique de Soulima Stra-vinsky, fils d’Igor Stravinsky, pour le Sarasota ballet en Floride. « Bonjour Brel », une autre de ses créations, sera interprétée par les danseurs étoiles du Ballet Bolshoi de Mos-cou. De 1976 à 1989, il est acclamé dans les plus grands festivals du monde.
Eddy Toussaint quitte le Québec en 1990 pour diriger le Sarasota ballet de Floride. Il créé en 1994 le « Ballet Eddy Toussaint USA » et « L’école de danse Eddy Toussaint ». Entre 2003 et 2006, il a siégé au Conseil des arts de la ville de Houston aux États-Unis. Il a été aussi juge pour le American Youth Ballet compétition de New York. Durant les années 1990, Eddy Toussaint supporte la création des Grands Ballets d’Haïti et a aussi inauguré aux États-Unis un programme de sept ans pour aider à la formation des enfants talentueux des classes défavorisées.
Eddy Toussaint a trouvé le souci de vulgariser la danse auprès du public populaire. Sa démarche artistique est celle d’une ouverture au diverses traditions de danse. Il a toujours eu le souci de maintenir ses contacts avec la communauté haïtienne. Il recevait ainsi en 1982 le Prix Mérite Artistique de la Maison d’Haïti.
5. EN GUISE DE CONCLUSION
Les créateurs d’origine haïtienne, à travers leurs œuvres, livres, films, musiques, à tra-vers le temps et l’espace, nous ont aidés à traverser le siècle. Ils nous ont aidés dans notre parcours dans ce pays de neige, à travers leurs interrogations, à définir notre double identi-té haïtienne et québécoise. Une identité partagée entre l’amour et le souvenir du pays natal et notre nouvelle terre d’accueil. Une identité où se mélangent les traditions haïtiennes et les apports nord-américains. Au contact des créateurs québécois, c’est désormais dans une langue métissée, avec des sons nouveaux, que nos créateurs s’expriment. Durant notre voyage de plus de soixante quinze ans au Québéc, nous sommes devenus, pour reprendrel’expression d’Émile Ollivier, des étrangers du dedans. Edouard Wooley, CarmenBrouard, Ghislaine Charlier, Anthony Phelps, Émile Ollivier, Eddy Toussaint, Dany Laferrière, Stanley Péan, Marie-Célie Agnant, Jan Dominique, Luck Merville, Anthony Kavanagh, Harold Faustin, Widemir Normil, Mireille Métellus, Nono Lamy, Jo Trouil-lot, tous ces noms et tant d’autres avec des talents littéraires nous font encore rêver. Le pays d’accueil est devenu le lieu d’un nouvel enracinement. Montréal, cette ville ouverte à toutes sortes d’expérimentations, nourrit un nouvel imaginaire qui prend de plus en plus de place dans les créations des jeunes Québécois d’origine haïtienne.
Aujourd’hui, avec des talents comme Mélanie Renaud, la soprano Marie-Josée Lord, la cinéaste Maryse Legagneur, récipiendaire du Prix Claude Jutra en 2006, des comédiens comme Frédéric Pierre, Didier Lucien, Frantz Benjamin – poète, animateur culturel mais aussi commissaire scolaire et président du Conseil interculturel de Montréal – la relève semble assurée. Mais nous ne pourrons jouer un rôle à la mesure des talents dans notre communauté que si nous soutenons nos institutions culturelles, nos maisons d’édition, de production, et si nous nous dotons d’institutions culturelles majeures. Nos créateurs durant toutes ces années ont su avec leurs œuvres nous initier, d’Haïti au Québec, à un long voyage dans le temps et l’espace. Avec leurs mots, leurs sons, leurs notes, leurs ima-ges, leurs couleurs, ils et elles ont créé des univers où se côtoient l’humour, la dérision, la tendresse, mais aussi la révolte et la souffrance. Nos artistes, poètes, cinéastes, romanciers et romancières, nos conteuses ont accompagné chaque génération d’Haïtiens à prendre pied et à s’enraciner dans ce pays devenu nôtre.
Biographie de Frantz Voltaire
Frantz Voltaire, né en Haïti, a fait ses études universitaires à Santiago du Chili et à Montréal. Il a enseigné à l'Université du Québec à Montréal, à l’Université NationaleAutonome de Mexico, à l'Université du Chili à Santiago et à l'Université d'État d'Haïti. Il a reçu plusieurs bourses (Nations Unies, bourse d'Excellence de l'Université de Montréal, du Ministère Japonais des Affaires Étrangères du Japon etc.). Il a publié plusieurs études dont « Structure agraire et tenure foncière en Haïti », « Le problème de l'habitat en Haïti », « Haïti, crise structurelle et tutelle internationale ». Directeur fondateur du CIDIHCA, il a été consultant pour les Nations Unies, l'OEA, l'ACDI. Il a été chef de cabinet du Premier ministre Robert Malval de 1993 à 1994. Il a participé à de nombreuses émissions de radio et de télé (Radio Canada, Télé Québec, CBC, TVA, etc.). Il a été le commissaire de plu-sieurs expositions à la Bibliothèque Nationale d'Ottawa, à la Bibliothèque Nationale du Québec, à l'Université Concordia, à l’UQÀM, à l'Université de Toronto, à la Bibliothèque Publique de Vancouver. Il a été membre de jurys de cinéma à Genève, Marseille, La Havane, Martinique, Seychelles. Il a donné des conférences et participé à de nombreux séminaires dans différents pays. Il a produit et réalisé 5 documentaires pour lesquels il a reçu des prix, dont le prix Cora Coralina du Brésil pour « Port-au-Prince, ma ville », le prix de l’ONF pour « Les Chemins de la Mémoire » et le Sunshine Awards de New York pour « Au nom du père… Duvalier ». Il dirige actuellement le Festival des films sur les droits de la personne de Montréal affilié au réseau international de films sur les droits de la personne et les Éditions du CIDIHCA.